Rétromarketing : le business du souvenir
Produits vintage, packagings rétro, slogans d’enfance: les marques capitalisent sur la nostalgie. Derrière cette tendance, un véritable levier économique fondé sur l’émotion et la mémoire. Le rétromarketing raconte la société d’aujourd’hui à travers celle d’hier.
Par Yohan Glemarec
« La publicité ne vend pas des produits, elle vend la nostalgie du bonheur. » Si les mots du sociologue Jean Baudrillard étaient destinés à critiquer la surconsommation d’un système capitaliste, ils résonnent aujourd’hui dans l’analyse du rétromarketing. Les marques misent sur la nostalgie pour rassurer leurs clients lors d’une période d’incertitude. Pour expliquer le succès du business des souvenirs et des produits vintage, il faut d’abord comprendre notre époque. Si le rétro fonctionne, c’est parce que celle-ci est traversée par des crises successives. Lorsque le présent est incertain, le passé est plus sûr. Chez les consommateurs, à l’ère des incertitudes globales, climatiques, géopolitiques et économiques, la nostalgie s’impose comme une valeur refuge.
La pandémie de 2020 a amplifié ce besoin d’ancrage affectif. Les plans des consommateurs ont été balayés d’un revers de la main et une « génération sacrifiée » s’est formée. Une tranche d’âge située chez les jeunes nés en 1995 et 2002 qui ne se projettent plus et ne croient plus dans le futur comme un moment de stabilité ou de progrès. Alors, dans un monde suspendu, le consommateur s’est réfugié dans des repères stables, souvent liés à son enfance. Ce retour vers une époque fantasmée, perçue comme plus simple, plus sûre, plus humaine, a été méthodiquement exploité par les marques.
Faire du neuf avec du vieux
Dans cette dynamique de rétromarketing, la réédition et la relance de produits emblématiques s’imposent comme une stratégie majeure pour les marques.
De nombreuses icônes font leur grand retour. Dans les centres commerciaux, certains rayons se teintent des couleurs et design du passé. Les consommateurs peuvent vivre le temps d’un instant la vie de Marty McFly dans Retour vers le futur. Voyage dans le temps grâce à Pepsi : la marque a adopté en 2023 un rebranding inspiré des années 1990 dans le but de concurrencer Coca-Cola. Succès immédiat pour le géant américain, ce repositionnement a été couronné d’une augmentation des ventes de 8,1% sur les éditions spéciales par rapport aux canettes classiques.
La relance ou la réédition de produit a aussi le vent en poupe au rayon jouets. Le Tamagotchi, phénomène mondial de la fin des années 90 avec plus de 82 millions d’exemplaires vendus, revient régulièrement en édition limitée. À chaque fois, plusieurs centaines de milliers d’unités se vendent en quelques mois. Selon un article du New York Post, les ventes mondiales de Tamagotchi ont doublé entre 2022 et 2023 lors du dernier repositionnement de la marque. La société mère a même ouvert sa première boutique physique à Londres, au Royaume-Uni. Un produit vintage est ici commercialisé avec de nouvelles fonctionnalités. Le Tamagotchi original intègre désormais des fonctionnalités modernes comme la connectivité WiFi et des contenus téléchargeables.
“« La nostalgie permet de partir des qualités premières d’un produit et de laisser aller sa créativité pour l’améliorer et l’adapter aux normes, aux attentes et aux usages de notre époque. »”
C’est ça, la stratégie du rétromarketing : relancer un produit en l’adaptant à l’époque actuelle. Ce n’est pas du vintage au sens strict, c’est du vintage neuf. Un oxymore ? Loin de là, selon les spécialistes en marketing. Pour Guillaume Lamarre, diplômé de Sciences Po (promo 14) et consultant et formateur en storytelling et en management de la création : « La nostalgie est un terreau fécond pour l’innovation. Elle permet de partir des qualités premières d’un produit existant et de laisser aller sa créativité pour l’améliorer et l’adapter aux normes, aux attentes et aux usages de notre époque. »
Le cas Adidas
Pour certaines marques donc, miser sur la nostalgie des consommateurs est bien plus qu’une simple stratégie marketing, c’est une condition même d’existence. Ironie du sort, leur slogan peut alors devenir : « Le passé, c’est le futur. » Un géant de la mode sportive peut en attester. En difficulté après la fin brutale de son partenariat avec Kanye West (dont certains propos avaient été jugés antisémites), Adidas affichait des résultats moroses et une perte nette de 39 millions d’euros au premier trimestre 2023. Privée de la très rentable gamme Yeezy, la marque allemande devait rapidement rebondir. C’est en misant sur ses modèles les plus emblématiques qu’elle a trouvé la réponse. Samba et Gazelle, lancés respectivement dans les années 1950 et en 1968, ont rencontré un succès massif auprès des consommateurs. Ce retour en grâce des baskets classiques a permis à l’équipementier de redresser la barre, affichant un bénéfice net de 170 millions d’euros à la fin mars 2024.
Le vintage s’est ainsi imposé comme un relais de croissance stratégique, comblant efficacement le vide laissé par la fin d’un partenariat aussi lucratif que controversé. « La demande pour nos franchises classiques est toujours très forte et en croissance », a déclaré Bjørn Gulden, PDG du groupe, soulignant l’importance stratégique de cette réorientation vers les valeurs sûres de son catalogue et le succès des modèles les plus anciens. La réédition de produits mythiques s’impose aujourd’hui comme une véritable machine à succès, conjuguant passé glorieux et opportunités commerciales bien actuelles.
L’aura intacte du parfum N°5
Kevin Mellet, sociologue rattaché au Centre de sociologie des organisations à Science Po, affirme : « Le rétromarketing, c’est utiliser un capital patrimonial pour créer de la valeur marchande. Pour des pays comme la France ou l’Italie, miser sur le passé est une manière de rester compétitif dans le futur. Ils se sont spécialisés dans la valorisation de leur histoire. Le tourisme de ces pays s’appuie sur le patrimoine culturel et territorial et leurs marques de luxe insistent sur leurs savoir-faire ancestraux. Pour ce genre de pays, la connexion est essentielle entre leur passé et leurs enjeux économiques présents. »
Parmi les figures de proue de cette tendance, Chanel incarne parfaitement la fusion entre patrimoine et modernité. La maison met en scène son héritage à travers des campagnes inspirées de l’époque fondatrice de Coco Chanel. Le parfum Chanel N°5, lancé en 1921, continue de rayonner sur les marchés internationaux grâce à une aura soigneusement entretenue. Dans un secteur où la rareté et l’histoire sont synonymes de valeur, le passé devient un actif stratégique. Publicités en noir et blanc, références à Marilyn Monroe ou à l’élégance des années 1950 : tout concourt à raviver l’imaginaire collectif autour de ce produit culte. Mais l’imaginaire est-il vraiment proche du réel ? Pour Kevin Mellet, « le plus important pour une marque, c’est le narratif ». Alors aucune trace du lien entre la fondatrice de la marque Coco Chanel et le régime nazi. Tous les éléments du passé ne servent pas à capitaliser. Kevin Mellet parle même de « révisionnisme » historique dans le cas de la marque de luxe française. Dans le commerce, quand l’histoire ne colle pas au discours marketing, il est facile d’oublier quelques souvenirs...
Nouveau plan marketing : la stratégie cross-générationelle
Le rétromarketing n’a pas comme seul objectif de flatter l’enfance de certains, il veut également séduire un nouveau public : les jeunes générations. Cette tactique économique porte le nom de stratégie cross-générationnelle. L’objectif pour les entreprises est de miser sur des « symboles partagés » et de réussir à décloisonner leur cible de consommateurs.
Dans un entretien à Sciences Po, Guillaume Lamarre, consultant en storytelling et en management de la création, en a donné un parfait exemple : « Le combi Volkswagen, dont vient de sortir une version électrique, embarque avec lui toute l’imagerie liée au mouvement hippie, à la liberté... et séduit également les jeunes générations, souvent éco-anxieuses et plus enclines à se rattacher à un passé rassurant qu’à affronter un futur pour le moins fiable. » Un même produit est alors pensé de manière transgénérationnelle et la communication autour de celui-ci est également pensée de manière transversale. Tout se joue alors dans le marketing et les campagnes de publicité. On a pu le constater lors de campagnes misant sur la relation parents-enfants. La marque de vêtements Comptoirs des Cotonniers a lancé des campagnes mettant en scène des duos mère-fille, illustrant l’idée que ses produits conviennent à plusieurs générations. Le Coq sportif lui a emboîté le pas avec une campagne autour de la relation père-fils pour une collection de sweat-shirts. Séduire les parents lors des achats pour les enfants : une tentative d’ouvrir le marché à un plus grand panel de consommateurs avec l’espoir de créer un choc de demande.
La hype autour d’une période fantasmée
“L’adolescence, c’est ce moment où l’on s’éloigne des parents pour mieux revenir vers eux, une fois l’identité affirmée. Cette période de retour vers le cercle parental est visée par les spécialistes du rétromarketing.”
« L’adolescent(e), disait Françoise Dolto, est comparable au homard qui, une fois sa coquille tombée, est obligé d’aller se cacher sous les rochers, le temps de sécréter une nouvelle coquille. » Par cette phrase, celle qui fut l’une des plus grandes psychanalystes françaises spécialisées dans l’enfance et l’adolescence, décrit un phénomène commun à beaucoup de jeunes. L’adolescence, c’est ce moment où l’on s’éloigne des parents pour mieux revenir vers eux, une fois l’identité affirmée. Cette période de retour vers le cercle parental est également visée par les spécialistes du rétromarketing. Ici, pas question de stratégie cross-générationnelle. Un nouveau procédé se forme : la création, par les campagnes de communication, d’une vision idéalisée du passé. Il faut réussir à faire aimer à ces jeunes adultes une période qu’ils n’ont pas connue, mais qui les raccroche à leurs parents retrouvés. Ce n’est plus « ce que c’est » qui compte, mais « ce que ça évoque ». C’est ce qu’on peut appeler la « technostalgie » : celle-ci désigne le désir de retrouver d’anciennes technologies, analogiques ou numériques et de découvrir leur fonctionnement. Un nouveau besoin de vivre ou de revivre des moments sociaux qui y sont associés : bricoler des cassettes VHS ou faire tourner un disque.
Le rétropackaging, c’est du storytelling sensoriel
Lait dans une « bouteille en verre », biscuits « recette d’antan », yaourts « façon grand-mère »... Les slogans et petits mots évoquant le savoir-faire du passé se multiplient sur nos emballages. Là encore, un rétromarketing spécial: celui d’une authenticité passée et traditionnelle. Tout est codé pour évoquer une époque précise. Les marques ne vendent plus des produits, mais des souvenirs. Et cette transaction affective est aussi puissante qu’elle est rentable. Selon une étude du groupe de marketing Nielsen, 75% des consommateurs affirment être plus enclins à acheter un produit s’il évoque un souvenir positif. C’est ce qu’on appelle l’effet «madeleine de Proust», une réaction qui provoque des souvenirs émotionnels forts et une décision d’achat plus instinctive. Tout cela est pensé par les marques – jusqu’aux textures d’emballage et aux sons d’ouverture. C’est ce que le marketing sensoriel nomme le « pattern recognition émotionnel » : activer un souvenir en recréant son contexte sensoriel.
Marketing de la mémoire durable ou ringardisation inévitable du phénomène ?
Cette stratégie a ses limites. Le risque de « fatigue nostalgique » guette : trop de rétro tue le rétro. Quand toutes les marques rejouent la même partition, le public se lasse. L’authenticité devient suspecte. Pour que le rétromarketing survive à sa propre tendance, il devra faire de la nostalgie un levier de transmission plutôt que de régression. Pour que le passé devienne un tremplin, pas un refuge. Car si les souvenirs s’achètent, c’est bien parce qu’ils nous racontent. Et dans une époque qui doute de son futur, les marques qui sauront raconter le passé avec justesse seront peut-être celles qui réinventeront demain.