Quand le progrès nous rend nostalgique

Quand le progrès nous rend nostalgique

Intelligence artificielle, colonisation de l’espace, transhumanisme… Jamais le progrès technologique n’a semblé aussi illimité. Pourtant, le sentiment de nostalgie progresse inexorablement. Comment expliquer cette ambivalence ? Est-ce le signe que la notion de progrès a perdu son sens ?

Par Louis Chahuneau

On n’arrête pas le progrès. Et encore moins Elon Musk. Après avoir révolutionné le monde de la voiture électrique et entamé sa conquête spatiale avec SpaceX, le milliardaire américain s’est lancé dans un projet encore plus fou : celui du transhumanisme, avec sa start-up Neuralink qui s’est félicitée, en janvier 2024, d’avoir posé son premier implant cérébral sur un humain avec pour idée de mieux communiquer avec les ordinateurs. « Les ingénieurs de la Silicon Valley ont cessé depuis longtemps de programmer des ordinateurs, pour se transformer en programmateurs de comportements humains », écrit notamment Giuliano da Empoli dans L’Heure des prédateurs (Gallimard, 2025). 

La course à l’immortalité, qui fascine les « conquistadors de la tech » comme Peter Thiel et Mark Zuckerberg, est lancée. Et tant pis si la start-up d’Elon Musk est accusée d’avoir sacrifié plusieurs centaines de cochons pour élaborer son implant. « La convergence entre les seigneurs de la tech et les borgiens est structurelle. Ces deux espèces de prédateurs tirent toutes deux leur pouvoir de l’insurrection numérique et aucune n’est prête à tolérer de limites à sa volonté de puissance », écrit encore l’écrivain italo-suisse, dont le dernier ouvrage a été très médiatisé.

Une notion qui ne fait pas l’unanimité

Le progrès semble inexorablement s’avancer, et tous ceux qui osent le remettre en question sont disqualifiés. « Très rares sont ceux qui renoncent totalement au mot “progrès”, parce qu’il a une telle connotation positive qu’y renoncer apparaît impossible », constate Wolf Feuerhahn, historien des sciences au CNRS et auteur de Progrès (Anamosa, 2025). En France, en 2020, le président Emmanuel Macron n’a pas hésité à qualifier les opposants à la 5G d’« Amish » qui voudraient revenir à la lampe à huile. 

Pourtant, le débat sur la notion n’est pas nouveau, comme l’explique Wolf Feuerhahn : « Le mot “progrès” n’a jamais fait l’unanimité. À la fin du XIXe siècle, le progressisme est revendiqué par des hommes politiques de centre droit. Et ce n’est qu’après 1945 qu’il va être plutôt associé à la gauche. Puis, dans les années 1970, on observe une captation du vocabulaire du progrès – au sens du progrès technologique – par le centre droit et qui affuble les anciens progressistes de conservateurs, parce qu’ils défendent l’État social. »

Les premières critiques remontent au XIXe siècle, et notamment au Français Charles Fourier qui soupçonne, dès les années 1830, « quelque ruse cachée sous ce jargon de progrès ». La critique s’intensifie au XXe siècle avec la philosophe anarchiste Simone Weil : « Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisqu’au lieu du bien-être, il n’a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre », prédisait-elle ainsi dans son essai Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934). 

Près de 70 % des Français se disent nostalgiques, dont 67 % chez les moins de 35 ans.
— « Fractures françaises », Ipsos/Sopra Steria en partenariat avec le Cevipof en novembre 2024

C’est aussi le paradoxe constaté par l’économiste Richard Easterlin : alors que les PIB n’ont cessé de croître depuis les années 1950, la satisfaction n’a pas augmenté de manière proportionnelle. Pire, les instituts de sondage constatent depuis 10 ans qu’un sentiment de nostalgie s’installe dans la société française et même européenne. D’après la dernière étude annuelle « Fractures françaises » publiée par Ipsos/Sopra Steria en partenariat avec le Cevipof en novembre 2024, près de 70 % des Français se disent nostalgiques, dont 67 % chez les moins de 35 ans. « Sur le plan de la civilisation, la cadence accélérée des innovations nous éloigne toujours plus de ce qui fut, alimentant en effet certaines nostalgies, explique le philosophe belge Pascal Chabot. [Or], jamais époque n’a autant progressé sur le plan technoscientifique, sans avoir de théorie solide sur ce qu’elle attend de ses progrès. »

Historien et enseignant à l’Université Columbia, à New York, Thomas Dodman s’est intéressé aux origines de la nostalgie pour en comprendre les causes : « Pendant au moins un siècle, le XXe, il y a eu cette idée que les choses s’améliorent, malgré des périodes de crise. Mais pour la première fois dans le monde occidental, on assiste à la prise de conscience que le progrès n’est pas inévitable et que, peut-être, il s’estompe. Cette génération est peut-être la première à se dire qu’elle vivra moins bien que la précédente », raconte l’auteur de Nostalgie – Histoire d’une émotion mortelle (Seuil, 2022).

La nostalgie, un concept qui s’est retourné

Fondé en 1688 par un étudiant en médecine alsacien, Johannes Hofer, le concept de nostalgie (du grec nostos et algos, « le retour » et « la douleur »), traduit au départ la souffrance de quelqu’un qui a dû se déplacer sous contrainte. « Jusque-là, le mot était essentiellement lié au domaine médical parce que les médecins pensaient pouvoir guérir la nostalgie, retrace Thomas Dodman. À partir du XVIIIe siècle, de grands philosophes disent que c’est plutôt le temps qui importe, à l’image d’un monde qui disparaît, comme l’enfance. »

Dès lors, la conception temporelle de la nostalgie s’impose sur la notion géographique. Chez les conservateurs, les partis politiques comprennent rapidement l’intérêt qu’ils peuvent tirer de ce sentiment en pointant du doigt des boucs émissaires. « Or les derniers venus sont souvent les migrants et les étrangers », pointe Thomas Dodman.

Popularisée par le philosophe australien Glenn Albrecht en 2003, la solastalgie décrit un état d’angoisse généré par les menaces environnementales actuelles.

Mais en étudiant les discours politiques de ces dernières décennies, l’universitaire s’est rendu compte que des partis de gauche tentaient également de capitaliser sur la recherche d’un idéal perdu, « comme la nostalgie de l’État-providence des Trente glorieuses ou la nostalgie du communisme, ce qui est plus surprenant puisque ce camp est plutôt tourné vers l’utopie », rappelle l’historien. Karl Marx ne disait-il pas dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) que « la révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir » ?

Plus récemment, la nostalgie s’est même développée dans la sphère environnementale. Popularisée par le philosophe australien Glenn Albrecht en 2003, la solastalgie décrit un état d’angoisse généré par les menaces environnementales actuelles. « Le déplacement s’est inversé : ce n’est plus l’humain qui souffre parce qu’il quitte son sol natal, c’est désormais la Terre qui quitte les humains parce qu’elle a été dévastée par le changement climatique », explique Thomas Dodman.

Redéfinition du progrès

Prenant conscience de l’épuisement des ressources sur Terre, des philosophes, économistes et même des ingénieurs s’érigent contre la toute-puissance du progrès, la fascination qu’il exerce sur nos sociétés et le « techno-solutionnisme », l’idée selon laquelle l’innovation technologique serait capable de résoudre les crises sociales ou écologiques. La Terre n’est plus habitable ? Il suffit d’aller coloniser une autre planète, propose Elon Musk, tandis que les pétromonarchies sont persuadées de pouvoir atteindre la neutralité carbone grâce aux dispositifs de captation du CO2, pourtant instables et très gourmands en énergie. Philippe Bihouix, ingénieur centralien et promoteur des low techs, parle d’une « promesse cornucopienne de l’abondance par le progrès technologique. Ce que l’on découvre, c’est que l’état d’abondance est toujours compliqué à atteindre. En effet, les désirs humains sont potentiellement illimités puisqu’on construit ses désirs sur le désir des autres ».

La sociologue Dominique Méda appelle à repenser le progrès en s’inspirant des idéaux et des valeurs du monde grec

Les intellectuels de gauche s’attachent donc à redéfinir le progrès en prenant en compte cette donnée. Dans son essai La Mystique de la croissance (Flammarion, 2013), la sociologue Dominique Méda appelle à repenser le progrès en s’inspirant des idéaux et des valeurs du monde grec : « Le sens de la mesure, de la limite, de l’insertion savamment calculée de nos actes dans la nature ; la capacité (…) à produire au plus juste» S’inspirant de cette redéfinition du progrès, les concepts de slow food ou de slow fashion essaiment dans la société, sans parvenir encore à s’imposer au plus grand nombre.

Le philosophe belge Pascal Chabot oppose, lui, « un progrès utile (technoscientifique et économique), qui va de manière linéaire en profitant d’un énorme capital de savoirs et de compétences, [à] un progrès subtil. Le mot “subtil” vient du latin sub tela (sous la toile), désignant les fils qui sont sous une toile, c’est-à-dire la trame fondamentale, les liens importants. Le progrès subtil, c’est le progrès dans l’art de nous relier à ce qui compte (à soi-même, à autrui, à la terre, aux valeurs…). Si le progrès utile va seul, l’humanité s’appauvrit ».

La nostalgie comme argument politique : moteur salutaire ou motif passéiste ?

La nostalgie comme argument politique : moteur salutaire ou motif passéiste ?