Un objet nommé désuet
L’objet est mort ? Vive l’objet ! Depuis une dizaine d’années, parallèlement à la montée de la dématérialisation du divertissement et du streaming très haut débit, l’objet rétro semble vivre une deuxième vie. Sursaut d’orgueil nostalgique ou mouvance plus profonde en quête d’un sens… nouveau ?
Par Olivier Esteban
Entre revanche, nostalgie et quête de sens, l’objet ancien s’invente un nouveau destin disparate selon qu’il concerne le gaming, la musique, le cinéma ou la photographie. Si les 15 dernières années ont été celles d’un basculement historique dans notre façon de consommer l’art, le spectacle ou le divertissement, que disent les chiffres quant à la résilience de ce vieux monde matériel à l’heure d’une sorte de « transcendance numérique » ? Dans le secteur musical, malgré l’omnipotence du streaming, un objet emblématique de la mode vintage s’élève brillamment en porte-étendard du rétromarketing : le disque vinyle.
En 2024, le marché français de la musique enregistrée a franchi le cap du milliard d’euros de chiffre d’affaires, une première depuis 2005. Les supports physiques ont même connu une croissance de 1,3 % en 2024, leur meilleure performance depuis 2002 (hors période Covid). Au cœur de ce regain sonnant et trébuchant, le vinyle n’est pas qu’un simple figurant, mais bien l’un des principaux artisans de ce rappel triomphal. En effet, d'après les chiffres du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), avec 98 millions d’euros générés en 2024, les ventes de disques vinyle ont dépassé celles des CD (91 millions d’euros) pour la première fois depuis les années 1980. Si le CD reste en tête en volume pur avec 10 millions d’unités vendues contre six pour le vinyle, c’est désormais ce dernier qui génère le plus de valeur. En 2024, le vinyle représente désormais près de 50 % des revenus des ventes physiques de musique en France.
Le rétro à l’épreuve du marché
Le vinyle n’étant plus une relique du grenier, mais un acteur bel et bien vivace de l’industrie musicale contemporaine, qu’en est-il des autres supports de divertissement ?
Si 1 400 milliards de photos ont été prises en 2020, plus de 90 % de celles-ci l’ont été par des smartphones. La photographie, d’autant plus à l’heure du règne des réseaux sociaux, semble être l’apanage des nouvelles technologies et non celle de l’ancien monde. Et pourtant, le marché mondial des appareils photo instantanés a rapporté 1,5 milliard d’euros en 2023. Et les chiffres sont en constante évolution ces dernières années. Concernant le cinéma, le bilan est plus cruel pour les vieux supports que sont les VHS ou les DVD/Blu-ray. Rien qu’aux États-Unis, le marché du DVD représentait plus de 16 milliards de dollars il y a encore 20 ans, avant de passer en dessous du milliard l’année en 2024. Une chute plus vertigineuse encore que celle de la fréquentation des salles de cinéma. Enfin, le marché du rétrogaming est plus complexe à analyser puisque l’essentiel des ventes s’effectue sur le marché parallèle de l’occasion. Le prix de ces consoles rétro donne néanmoins un bon indicateur de leur succès : depuis 2015, les tarifs ont significativement augmenté puisque, en moyenne, une Nintendo 64 en bon état est passée de 45 à 90 euros et une PlayStation 1 de 15 à 45 euros.
L’émotion et la passion avant la raison
Si l’accès à la culture n’a jamais semblé aussi simple et direct, pourquoi diable d’irrésistibles Gaulois s’obstinent-ils à y accéder par un biais qui semble si désuet ?
Que ce soit chez un gamer préférant une console 32 bits à une machine nouvelle génération, chez un mélomane adepte du support CD ou vinyle pour écouter son artiste favori, chez le passionné de 7e art viscéralement attaché à sa collection de VHS ou de DVD ou encore chez le photographe amateur qui a investi dans un appareil instantané et ses pellicules à deux euros pièce, il existe quelque chose de plus fort que la rationalité, la praticité ou la mobilité. Quinqua féru de cinéma en banlieue parisienne, Ghislain n’a jamais cessé d’agrémenter sa collection de DVD et de Blu-ray, malgré la dégénérescence du marché. Il n’a même cédé à l’internet haut débit, et donc au streaming, que très récemment. « J’ai plus de 3 000 DVD et Blu-ray, ce qui peut paraître très old school aux yeux de ceux qui n’ont pas connu l’âge d’or des vidéoclubs. Mon amour pour le cinéma vient de ces lieux et de ces objets, de ces samedis après-midi passés à choisir les films du week-end. » Ainsi, perpétuer la collection d’objets permet d’auto-alimenter sa propre nostalgie en plus de sa curiosité, d’autant que le vidéoclub n’existe quasiment plus désormais.
En est-il de même pour la musique ? Pour Guillaume, collectionneur de vinyles et ingénieur du son à Rennes, le sujet est quelque peu différent. « En matière de qualité sonore, le vinyle n’apporte pas grand-chose puisqu’il est inférieur au CD et aux plateformes de streaming haute définition. J’en achète d’ailleurs beaucoup moins depuis que j’ai un abonnement HD. Mais les atouts du vinyle sont ailleurs, avec l’attrait pour l’artwork de la pochette, le gain financier supérieur pour l’artiste, le besoin d’un support physique pour incarner la musique. » Des considérations somme toute assez éloignées d’une certaine logique de pure consommation.
Cette démarche vertueuse est sensiblement similaire à celle des adeptes du rétrogaming. Franck Legrand est collectionneur-loueur-réparateur de flippers à Angers (Le Grand Jeu) et fondateur du futur premier salon BIF, la Biennale internationale du flipper (du 3 au 5 octobre 2025, à Nantes) qui sera également doté d’emblématiques bornes d’arcade.
Pour ce professionnel du tilt, « il y a évidemment beaucoup de nostalgie derrière tout ça, même si on attire aussi une jeunesse qui n’a pas connu l’époque des flippers dans les bistrots et qui veut se reconnecter à quelque chose qui provoque des sensations physiques et collectives. Une partie de flipper avec des copains autour, c’est exactement ça ! » L’idée d’un salon international à l’identité visuelle soignée va ainsi dans ce sens : créer du lien, faire vivre une nostalgie tout en la rendant contemporaine, et s’amuser, essentiellement s’amuser ensemble.
Rétro, ergo sum ?
Rétro ou pas, un objet demeure « toute chose concrète, perceptible par la vue, le toucher », d’après le dictionnaire Larousse, qui s’y connaît en objets désuets. Et si la clé du succès de l’objet rétro (ou néanmoins l’affection persistante pour l’objet) demeurait dans sa définition même ? Ainsi, selon le critique musical Simon Reynolds, c’est « l’enregistrement » qui a permis l’émergence du phénomène rétro, car celui-ci « cristallise un événement qui représente davantage que la somme de ses parties ».
Si l’époque est à l’impalpable, au cloud et au stream, l’objet rétro représenterait donc un double avantage : convoquer des souvenirs personnels tout en étant là, bien présent, incarné. Pour l’autrice Céline Bagault, si le passé est perçu comme un « grenier merveilleux », le marché de l’objet rétro incarne alors le vide-grenier où puiser ses souvenirs. Car il est bien question de marché et derrière les belles histoires, il y a aussi un phénomène marketing dans l’air du temps que les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre nomment « l’enrichissement par la narration » dans Enrichissement – Une critique de la marchandise (Gallimard, 2017).
Le rétro est un secteur porteur sur lequel le marketing et la publicité surfent auprès des quadras et des quinquas en quête de repères connus tels des artefacts du passé. Et ces derniers, nés à la sortie des Trente Glorieuses, sont d’autant plus sensibles que les générations précédentes à la mythologie autour des objets vintage. Ainsi, l’objet rétro n’en est qu’au début de sa reconquête tant l’époque semble être câblée sur une ambivalente nostalgie, les yeux dans le rétro.