Eberhard Kienle : Après la chute d’Asad, quel avenir politique pour la Syrie ?
Chercheur au Ceri de Sciences Po, Eberhard Kienle est directeur de recherche émérite au CNRS. Il est spécialiste du Moyen-Orient et de la transformation des États et des régimes politiques. Selon lui, plus le nouveau pouvoir syrien se résoudra – et réussira – à privilégier l’inclusivité et la représentativité, plus heureuse sera l’issue pour les citoyens.
Propos recueillis par Thomas Arrivé
Que s’est-il passé pour conduire Bachar al-Asad, président de la République arabe syrienne depuis l’an 2000, à quitter le pouvoir ?
Le 8 décembre 2024, une offensive éclair (mais soigneusement préparée) a été menée par Hayat Tahrir al-Cham [HTC, Organisation pour la libération de la Syrie, NDLR], officiellement formée en 2017, et ses alliés installés, pour la plupart, dans le nord-ouest du pays autour d’Idlib et dans une moindre mesure autour de Deraa, dans le sud. Il n’a fallu qu’une dizaine de jours pour que l’un des régimes les plus autoritaires au monde, qui avait survécu au printemps arabe en 2011, à la militarisation d’une partie de l’opposition, puis à l’essor temporaire de l’État islamique, s’écroule sans que son armée ne se batte pour sa survie. Bien que les chiffres divergent, on peut dire qu’entre 10 000 et 20 000 combattants auront eu raison de plus de 150 000 militaires et d’une dizaine de services secrets aux effectifs pléthoriques.
Quel a été le rôle de la Turquie et des autres puissances extérieures ?
Les rebelles à Idlib ont pu compter sur le soutien, souvent discret, mais efficace, de Recep Tayyip Erdoğan, qui, sous la pression de ses électeurs, cherche à faciliter, voire forcer, le retour des trois à quatre millions de réfugiés syriens installés en Turquie (alors qu’Asad s’était parfois félicité d’une composition démographique plus « saine » de la Syrie grâce au départ des réfugiés). Cette même Turquie a, depuis le début de la guerre en Ukraine, vu sa position renforcée vis-à-vis de la Russie, qui a besoin d’elle et de ses drones et a été conduite à réduire sa présence militaire, y compris sur ses bases navales de Tartous et aériennes de Hmeimim. Lors de la marche des rebelles sur Damas, le soutien de l’aviation russe est resté minimal.
Quant aux forces du Hezbollah, de l’Iran et du gouvernement syrien, elles étaient plus que jamais exposées aux attaques israéliennes, surtout après le 7 octobre 2023 et le début de l’escalade le long de la frontière israélo-libanaise à la fin septembre 2024.
“Une grande partie de la Syrie échappe toujours à la coalition autour de HTC. ”
Il ne s’ensuit évidemment pas que le gouvernement israélien aurait intentionnellement provoqué la chute d’Asad. Depuis des décennies, les avis des politiques et militaires israéliens étaient partagés. Si Bachar, comme son père et prédécesseur Hafez, continuait de revendiquer le Golan unilatéralement annexé par Israël en 1981, refusait de signer un accord de paix avec son voisin du sud et restait l’allié de l’Iran et du Hezbollah, il n’a jamais engagé les forces syriennes contre Israël et faisait ce qu’il fallait pour que le calme règne le long de la ligne de cessez-le-feu sur le Golan.
Quelle est la marge de manœuvre du nouveau pouvoir ?
Tout d’abord, une grande partie de la Syrie échappe toujours à la coalition autour de HTC. L’armée turque reste déployée le long de la frontière nord pour repousser les Kurdes syriens vers le sud, tandis que les forces kurdo-arabes des Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par des troupes américaines dominent le territoire à l’est de l’Euphrate. Le récent accord de principe entre les FDS et le gouvernement de Damas reste à préciser ; comme souvent, le diable est dans les détails. Les mêmes réserves s’appliquent à plusieurs régions du sud, y compris celles à majorité druze. Enfin, les fidèles de l’État islamique restent actifs à l’est de l’axe Damas-Alep, parfois même au-delà. Dans l’immédiat, la capacité d’agir de la coalition dépendra de sa représentativité limitée et de sa fragile cohérence interne qui complique l’ouverture vers d’autres forces politiques. Or, l’avenir de la Syrie est lié à la mise en place d’un dialogue national approfondi qui ne se résume pas à une seule journée, la participation de tous à la rédaction d’une nouvelle Constitution, l’émergence d’un cadre institutionnel à venir et son caractère plus ou moins participatif et démocratique. Il serait périlleux de remplacer le soutien des Syriens par celui, évidemment nécessaire, des pays étrangers.
Ce pays, si divisé, est-il facilement gouvernable ?
Jusque-là, les responsables de la coalition, sous le nouveau président Ahmed al-Charaa, se sont largement adressés à l’ensemble des Syriens, indépendamment de leur langue et de leur religion. Ils ont également mis l’accent sur la justice transitionnelle, la réconciliation, le respect des libertés de tous et des croyances et des pratiques de chacun. Ils n’ont pas imposé des normes souvent considérées islamiques comme le port du voile pour les femmes ou leur exclusion de la vie publique. Il n’empêche, de nombreux Syriens les jugeront sur leurs actes plutôt que sur leurs paroles ou des mesures symboliques. Ceci concerne également le sort des personnes associées, parfois à tort, à l’ancien régime; les exactions récentes qui ont ciblé les Alaouites pèseront. Enfin, il faudra lutter contre la pauvreté qui frappe environ 90% de la population, indépendamment de la langue qu’ils parlent et de la religion qu’ils pratiquent.
Quelle est la situation économique de ce pays ?
Après bientôt 14 ans de conflits et de guerres internes, la Syrie est exsangue. Un quart de ses habitants, environ 22 millions en 2011, s’est réfugié à l’étranger, y compris de nombreux diplômés. Un autre quart a dû quitter ses foyers pour s’installer ailleurs dans le pays. La production de pétrole et de gaz, depuis toujours limitée, a chuté et ne correspond plus qu’à la moitié de la consommation locale, elle aussi fortement réduite. Depuis le départ d’Asad, l’Iran ne fournit plus de pétrole à prix réduit ou sur crédit pour compenser le déficit. L’exportation de captagon, source importante de devises sous Asad, pèse sur les relations avec les autres pays arabes, dont l’aide serait utile.
“Le nouveau gouvernement a d’ores et déjà décidé de ne plus subventionner le prix du pain et de privatiser des entreprises du secteur public.”
Selon la Banque mondiale, en 2022, le produit intérieur brut (PIB) par tête ne dépassait plus les 1 000 dollars par an, contre environ 2 900 dollars en 2011 (et ainsi, environ 23 milliards de dollars au total). Le dernier budget de l’État sous Asad s’est élevé à 5,3 milliards de dollars (même si l’évolution du taux de change permet d’autres calculs).
Entre 2011 et 2016, les destructions et pertes causées par la guerre intérieure correspondaient à quatre fois le PIB de 2010. La situation ne s’est guère améliorée depuis. Les nouveaux dirigeants estiment que la dette publique atteint entre 20 et 23 milliards de dollars. Les réserves en devises de la banque centrale sont épuisées. Dès 2023, la monnaie a chuté d’environ 2 500 à 13 000 livres syriennes pour un dollar. Instable depuis décembre, le taux ne s’est guère amélioré.
Le nouveau gouvernement a d’ores et déjà décidé de ne plus subventionner le prix du pain et de privatiser des entreprises du secteur public qui pourront alors plus facilement licencier. Ce choix est aussi idéologique que budgétaire : il reflète en partie l’engouement de nombreux islamistes pour le libéralisme économique. Enfin, on voit mal comment la simple levée des sanctions internationales pourrait résoudre les difficultés.