Emmanuel Lenain : "La relation France-Brésil dépasse les frontières diplomatiques"
Emmanuel Lenain, diplômé de Sciences Po (promo 92), de l’Essec et de l’École nationale d’administration, est ambassadeur de France au Brésil depuis septembre 2023. À l’occasion de la saison France-Brésil, il revient pour Émile sur les liens entre les deux pays.
Propos recueillis par Bernard El Ghoul (promo 99)
Quelles sont les forces et les faiblesses du Brésil aujourd’hui ?
C’est un pays fabuleux, quasi béni des dieux. En termes de ressources, il présente un mix énergétique parmi les plus verts du monde, avec 70 % d’hydraulique, d’excellents potentiels pour l’éolien et le solaire et d’immenses superficies agricoles, même si on souhaiterait qu’elles cessent de s’étendre, au regard de la déforestation. Presque tous les minerais stratégiques du monde sont présents dans le sol. Économiquement, le pays repose encore beaucoup sur l’extraction de ces ressources plutôt que sur leur transformation. L’enjeu est donc de développer une industrie capable de valoriser ces richesses. Toutefois, le Brésil est un pays socialement très inégalitaire. Lorsque j’ai pris mon poste, une statistique m’a frappé : les six personnes les plus riches du pays possèdent autant que les 50 % les plus pauvres.
“« Lula a élaboré un agenda ambitieux pour que le Brésil puisse redevenir un leader régional. C’est probablement l’un des aspects les plus complexes de sa politique étrangère »”
À l’extérieur, le pays n’a pas d’ennemis : les frontières ne sont pas vraiment menacées, même si elles sont concernées par des trafics et des flux de réfugiés. En revanche, l’ennemi est intérieur : c’est le crime organisé. Il y a une conjonction qui fait que le pays est très polarisé. On a connu des périodes complexes, notamment sous la présidence Bolsonaro. Une partie de la population continue d’adhérer à ces idées, portées par une combinaison de forces : d’une part, un conservatisme social alimenté par l’essor des églises évangéliques ; d’autre part, des intérêts économiques puissants, notamment dans les secteurs de l’agroalimentaire et de l’agrobusiness.
Quel rôle le Brésil joue-t-il dans le processus d’intégration régionale au sein du Mercosur ?
Le pays y joue un rôle central, représentant 50 % du PIB de la zone. Lula a élaboré un agenda ambitieux pour que le Brésil puisse redevenir un leader régional. C’est probablement l’un des aspects les plus complexes de sa politique étrangère, car il doit faire face à des espaces profondément polarisés. De plus, les relations du pays avec des régimes historiquement proches ont changé. On peut penser notamment au Venezuela, Lula ayant une relation moins évidente avec Maduro.
“« Pour ne pas dépendre des très grandes puissances comme la Chine ou les États-Unis, la France et le Brésil doivent coopérer sur des technologies stratégiques »”
Une autre question latente concerne l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur. Les négociations ont été entamées il y a plus de 20 ans, basées sur un modèle conçu il y a 30 ans. Malgré les efforts déployés ces dernières années, il ne prend pas en compte les exigences en matière de respect des engagements climatiques, qui sont désormais demandées par toutes les opinions publiques européennes. Nos producteurs, nos agriculteurs, nos entreprises ne comprendraient pas que nous les mettions en concurrence sans aucune barrière, avec des acteurs qui eux n’ont pas été soumis aux mêmes contraintes écologiques.
Quels axes de négociations sont ressortis du voyage présidentiel d’Emmanuel Macron au Brésil ?
C’était d’abord une visite d’État exceptionnelle, marquée par une relance forte des relations entre la France et le Brésil : la période Bolsonaro a été très éprouvante. Plusieurs axes de négociations en sont ressortis. Il y a eu d’abord une volonté commune de fixer un cap pour les 10 à 20 prochaines années, avec des décisions concrètes pour relancer de grands programmes structurants, tournés vers le futur. Parmi eux : une nouvelle phase du programme de sous-marins, des programmes d’hélicoptères, mais aussi des coopérations dans les domaines de l’intelligence artificielle et du digital.
“« Dans le pays, la francophonie est très répandue et s’enracine dans une histoire commune partagée depuis le XVIIe siècle »”
L’idée est que, pour ne pas dépendre des très grandes puissances comme la Chine ou les États-Unis, la France et le Brésil doivent coopérer sur des technologies stratégiques. Ensuite, un autre axe fort a porté sur les sujets globaux, avec une ambition partagée de faire des deux pays des leaders dans le domaine de la lutte contre le réchauffement climatique. Enfin, un accent particulier a été mis sur le développement de la bioéconomie, notamment en Amazonie et en Guyane : un grand plan d’investissement vise à montrer qu’il est possible de vivre décemment dans la forêt sans la déforester.
À l’occasion de ce voyage, Emmanuel Macron a évoqué la forte intimité diplomatique qui unit le Brésil et la France. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Il y a une intimité formidable entre la France et le Brésil, une relation forte qui dépasse les frontières diplomatiques. Dans le pays, la francophonie est très répandue : de nombreuses personnes parlent un français parfait et plus de 600 000 Brésiliens apprennent actuellement notre langue dans les écoles, universités et alliances françaises. Cette francophilie est remarquable et s’enracine dans une histoire commune partagée depuis le XVIIe siècle, marquée par l’influence de la philosophie française, des intellectuels, des surréalistes, et du positivisme. Beaucoup de Brésiliens ont séjourné en France, notamment pendant la dictature militaire, et cette influence se retrouve dans des figures comme l’architecte Niemeyer ou le chanteur Chico Buarque.
Cette histoire alimente l’intimité diplomatique entre les deux pays. Le Brésil, perçu comme un acteur du Sud global, est prêt à tendre la main vers le Nord pour travailler ensemble sur des problématiques mondiales. De son côté, la France, tout en restant un pays du Nord, cherche à éviter la fracture et à impliquer les pays du Sud dans des initiatives mondiales. Cette volonté commune est illustrée par des projets concrets, comme la préparation de la COP 30 à Belém, à l’occasion de laquelle la France soutient le Brésil dans ses efforts pour aborder des questions environnementales cruciales.
Des idées à l’action : les alumni de la section Brésil mobilisés
Dans le cadre de la saison France-Brésil, des alumni de Sciences Po établis au Brésil se sont mobilisés pour faire émerger des projets à fort impact, au croisement des enjeux climatiques, citoyens et culturels. Ils ont initié des projets ancrés dans les valeurs du dialogue, de la solidarité et de l’innovation.
Organisée par Roberta Medina (étudiante) et Nicolas Esclatine (promo 97), la course inclusive OUI RUN a réuni le 25 mai, à São Paulo, la communauté franco-brésilienne autour des valeurs de solidarité, de sport et de coopération. Un moment de partage citoyen, intergénérationnel et interculturel.
Pilotée par Gabriela Campos Furtado (promo 20), la rencontre « Défis climatiques vers la COP30 » a réuni à Brasília, le 22 mai, des diplomates, chercheurs, jeunes leaders et acteurs du développement durable pour anticiper les enjeux environnementaux du Brésil, pays hôte de la COP30 en 2025. Nathalie Le Pennec (promo 21), attachée au développement durable auprès du Service économique régional de Brasília, a assuré une précieuse coordination entre les institutions françaises, les porteurs de projet et les partenaires locaux.
Plus de 600 alumni au Brésil
Ces actions ont bénéficié d’un soutien actif et structurant de la représentation diplomatique française : l’ambassade de France au Brésil, le consulat général de France à São Paulo, le campus France Brésil. L’initiative France Brésil Alumni, projet commun de l’ambassade et de Campus France, renforce les liens professionnels, académiques et culturels entre anciens élèves brésiliens diplômés de l’enseignement supérieur français. Son soutien a favorisé la visibilité et la coordination des événements portés par les alumni.
Fondée en 2008, la section Brésil de Sciences Po Alumni, présidée par Alexandrine Brami (promo 01) regroupe aujourd’hui plus de 600 alumni répartis sur l’ensemble du territoire brésilien. Présents dans les secteurs public, privé, universitaire ou associatif, ces anciens élèves incarnent un réseau d’influence et de transformation. L’association agit comme un catalyseur de projets d’intérêt général et un relais des valeurs de Sciences Po à l’international.