En Turquie, quel avenir, entre mobilisations et répression ?

En Turquie, quel avenir, entre mobilisations et répression ?

Le 19 mars, Recep Tayyip Erdoğan a fait emprisonner le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoğlu, qui s’apprêtait à voir sa candidature retenue pour l’élection présidentielle de 2028. Les manifestations contre ce « fait du prince » ont été importantes et nombreuses, en dépit de la répression. Directrice de recherche CNRS au Centre de recherches internationales de Sciences Po (Ceri), Élise Massicard (promo 96) analyse les conséquences de cet acte répressif.

Propos recueillis par Miriam Périer

L’arrestation du maire d’Istanbul, le 19 mars 2025, fait partie d’un mouvement de répression accrue. Était-elle prévisible ?

Cette arrestation s’inscrit dans une vague de répression qui s’accentue depuis le début de l’année 2025, ciblant les journalistes critiques, des élus, des cadres partisans, des maires, mais aussi, pour la première fois, des responsables de la principale association patronale turque, la TÜSIAD. Mi-février, la police turque avait déjà procédé à une vague d’arrestations d’une ampleur inédite : près de 300 élus et personnalités proches de l’opposition, accusés d’être « membres présumés d’organisations terroristes ». Figuraient parmi les personnes arrêtées des membres de petits partis de gauche et des journalistes, mais la cible principale était le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – au moment même où des négociations étaient en cours avec le mouvement kurde, qui se sont d’ailleurs soldées quelques semaines plus tard par l’appel de son leader, Öcalan, à déposer les armes. Il pourrait donc s’agir, pour le pouvoir, de faire montre d’une politique de fermeté afin de ne pas s’aliéner sa base nationaliste, malgré ce rapprochement.

« L’arrestation du maire d’Istanbul prend donc son sens dans un contexte de répression plus large, qui vise l’ensemble de l’opposition »

Élise Massicard (promo 96, thèse soutenue en 2002) est directrice de recherche CNRS au Centre de recherches internationales de Sciences Po (Ceri).

En parallèle, les destitutions de maires ont continué – plus d’une dizaine depuis les élections municipales de mars 2024, dont neuf issus du parti pro-kurde et deux du Parti républicain du peuple (CHP), principale formation de l’opposition, dont est issu Ekrem Imamoğlu. L’arrestation du maire d’Istanbul prend donc son sens dans un contexte de répression plus large, qui vise l’ensemble de l’opposition. Dans une certaine mesure, elle était attendue : depuis plusieurs années, Imamoğlu est visé par plusieurs enquêtes et récemment, deux nouvelles enquêtes ont été ajoutées coup sur coup. L’étau se resserrait donc. Pour autant, son arrestation marque un véritable tournant : ce n’est rien de moins que le principal rival politique d’Erdoğan qui est arrêté et ce, quelques jours avant d’être intronisé candidat à la présidence. Notons que cette vague répressive continue, puisqu’avec le maire d’Istanbul ont été arrêtés nombre de ses proches collaborateurs, et plusieurs autres maires du CHP ont été incarcérés depuis.

Justement, qu’incarne le maire d’Istanbul pour la Turquie aujourd’hui ?

Le maire d’Istanbul et pré-candidat à l’élection présidentielle turque de 2028, Ekrem Imamoğlu. Crédits : Evren Kalinbacak / Shutterstock

Ekrem Imamoğlu est d’abord la personne qui est parvenue à reconquérir la métropole d’Istanbul sur le parti d’Erdoğan (le parti Refah, puis l’AKP) qui la gouvernait depuis 1994 – après, donc, plus de 25 ans de pouvoir. Cet homme est ainsi d’abord celui qui a défait l’AKP, qui était alors (en 2019) réputé électoralement invincible. Au-delà de ce que signifie le contrôle de la plus grande métropole du pays (qui représente environ 40 % du PIB turc) en termes de contrôle de ressources, la dimension symbolique est centrale : c’est comme maire d’Istanbul qu’Erdoğan a entamé sa carrière politique, et on lui attribue la formule « qui remporte Istanbul remporte la Turquie ». Comme Erdoğan, Imamoğlu est issu d’une famille conservatrice, originaire de la région de la mer Noire. Comme Erdoğan à l’époque, il est parvenu à obtenir les votes de sociaux-démocrates, de libéraux, de nationalistes turcs, mais aussi de conservateurs et de nombreux Kurdes.

« Ce qu’incarne Imamoğlu aujourd’hui, c’est avant tout la possibilité d’une réelle compétition politique en Turquie »

Ce maire très populaire incarne cependant un style très différent de celui d’Erdoğan : loin des diatribes polarisantes de ce dernier, il en appelle au contraire à l’inclusivité, à l’ouverture, à l’amour même, veillant à ne pas jouer sur les clivages (tel celui qui oppose laïques et islamistes) mais à s’adresser à tout un chacun, sur la base des besoins des habitants. Ce faisant, il a mis en place une gestion municipale qui a globalement fait ses preuves, lui permettant d’être réélu en 2024. Ce qu’incarne Imamoğlu aujourd’hui toutefois, c’est d’abord et avant tout la possibilité d’une réelle compétition politique en Turquie. Bon communicant, il a su se construire une aura nationale, comme le montrent les sondages. Alors que les luttes intra-partisanes et les logiques de coalition ne lui avaient pas permis d’incarner la candidature d’opposition aux présidentielles de 2023, sa candidature semblait une évidence. 

Le régime d’Erdoğan se sent-il menacé ?

Le président turc autoritaire, Recep Tayyip Erdoğan. Crédits : Tolga Ildun / Shutterstock

Imamoğlu constitue aujourd’hui un véritable rival, sans doute le plus dangereux, pour Erdoğan, dans le cas d’une confrontation pour les prochaines présidentielles. Au-delà de savoir si Erdoğan et Imamoğlu pourront se présenter ou non aux prochaines présidentielles, si ce duel aura lieu un jour et comment il se soldera, la séquence actuelle montre un régime menacé dans ses fondements : l’AKP et Recep Tayyip Erdoğan se sont toujours appuyés sur la légitimité de l’élection. C’est sur la volonté populaire qu’Erdoğan revendique la base de son pouvoir, en accord avec son discours populiste. C’est au nom de la volonté populaire qu’il a limité le pouvoir des non-élus, l’armée notamment, dans le jeu politique, dans les années 2000. De fait, la popularité électorale d’Erdoğan est réelle, et l’AKP a longtemps été, et est toujours dans une certaine mesure, une machine électorale redoutable.

« C’est la tension fondamentale à laquelle sont confrontés les « autoritarismes électoraux » : jusqu’où jouer le jeu de l’élection – jusqu’à risquer la défaite ? »

Malgré les entorses à l’équité des élections, évidentes depuis de nombreuses années, le principe de l’élection comme reflet de la volonté populaire et comme base de la légitimité à gouverner n’a jamais été remis en cause. Ce principe est largement consensuel en Turquie, pas seulement dans l’opposition, et c’est ce qui explique l’ampleur de l’indignation qui s’est exprimée suite à l’arrestation d’Imamoğlu. Si le pouvoir fait en sorte que la compétition politique soit vidée de son sens, alors il scie la branche même sur laquelle il est assis. Le régime pourra alors se perpétuer, mais sur d’autres bases, il en sera donc transformé. C’est la tension fondamentale à laquelle sont confrontés les « autoritarismes électoraux » : jusqu’où jouer le jeu de l’élection – jusqu’à risquer la défaite ?

Vous évoquez l’ampleur de l’indignation populaire. On lit justement que les manifestants rassemblent toutes les générations, toutes les catégories de la population. Peut-on voir dans ces manifestations un réel espace de mobilisation pour la société civile en dépit de la répression du système autoritaire ?

Les manifestants rassemblent de nombreux milieux, mais les jeunes y sont largement surreprésentés – c’est d’ailleurs, d’une manière générale, la classe d’âge qui soutient le moins Erdoğan. Les étudiants ont été particulièrement mobilisés, y compris dans d’autres actions – comme les boycotts d’universités. D’autre part, le soutien du mouvement pro-kurde et des milieux kurdes à cette protestation est source de débats. Si le parti pro-kurde a apporté son soutien au grand meeting du 29 mars, quelques altercations dans les rassemblements montrent que les orientations ouvertement pro-kurdes n’y sont pas nécessairement bienvenues. Les slogans scandés sont très marqués par le kémalisme et le nationalisme turc ; il n’est pas si certain que la protestation rassemble toutes les nuances de l’opposition.

« La protestation invente de nouvelles formes, tenant compte des risques de la répression, mais aussi de la nécessité de faire durer cette immense vague d’indignation et de la volonté de la transformer politiquement »

La question du rôle du parti d’opposition dans l’organisation, mais aussi dans la canalisation de cette mobilisation bien plus large (de nombreux syndicats, chambres professionnelles, ONG soutiennent le mouvement) n’est d’ailleurs pas réglée. En revanche, la répression de l’arrestation de très nombreux manifestants n’a pas permis de l’étouffer, comme le montre la dynamique de rassemblements qui s’est amplifiée sur une dizaine de jours, et qui a repris le 9 avril. La protestation invente de nouvelles formes, tenant compte des risques de la répression, mais aussi de la nécessité de faire durer cette immense vague d’indignation et de la volonté de la transformer politiquement.

Manifestation devant la municipalité d'Istanbul après l'arrestation du maire Ekrem İmamoğlu à Istanbul. Crédits : Sadik Gulec / Shutterstock

Le simple citoyen peut s’y investir en tambourinant sur ses casseroles le soir, en boycottant des entreprises liées aux groupes de presse proches du pouvoir, en s’associant à la grande campagne de pétition. Loin d’annuler la primaire qui devait désigner le candidat à la future présidentielle suite à l’arrestation puis l’incarcération d’Imamoğlu, le CHP l’a au contraire maintenue, et même ouverte à l’ensemble des citoyens, qu’ils soient membres ou non du parti, leur permettant ainsi d’exprimer leur soutien à la candidature d’Imamoğlu.

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