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Télécommunications : La guerre industrielle est-elle déclarée ?

Huawei : le nom du mastodonte chinois de téléphonie est depuis plusieurs mois au cœur de bien des crispations entre la Chine et les États-Unis. Un affrontement mêlant espionnage industriel, bataille commerciale et lutte d’influences entre puissances dans un monde de plus en plus dématérialisé.

Par Claire Bauchart (promo 10)

Le siège de Huawei Technologies à Vilnius. Crédit photo : Shutterstock

Le harcèlement américain nous oblige à nous améliorer sans cesse, pour poursuivre notre croissance sur les autres marchés. L’intérêt des Européens n’est pas de suivre les États-Unis dans leur guerre contre Huawei. Ken Hu, président en exercice du géant chinois des télécommunications ne mâchait pas ses mots le 26 février dernier dans les colonnes du Figaro pour répliquer à l’administration de Donald Trump ; cette dernière n’ayant pas hésité à accuser Huawei de constituer une menace sécuritaire, exhortant de surcroît ses alliés historiques à se passer des services de l’entreprise chinoise.

Très haut débit pour très haute surveillance ?

En cause, notamment : la 5G, de futurs réseaux dont les débits démultiplient les potentialités de l’Internet mobile et qui devraient, en France, être installés dès l’année prochaine. « La force de la 5G, c’est son instantanéité permettant un usage très large, et ce dans un grand nombre de secteurs économiques, relevant tant du divertissement que du domaine militaire », explique Sébastien Jean, directeur du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii). L’un des champs d’application de cette nouvelle génération de réseaux sera la possible interaction à distance avec un certain nombre d’objets connectés, comme les voitures autonomes. « Le déploiement d’une technologie aussi structurelle induit potentiellement une domination économique, de l’espionnage industriel et de la surveillance », commente Benoît Thieulin (promo 95), ex-président du Conseil national du numérique (CNNum) et ancien co-doyen de l’école du management et de l’innovation de Sciences Po. « Parallèlement, aujourd’hui, les systèmes d’information sont devenus tellement centraux dans nos vies et pour nos infrastructures physiques qu’il est plus facile de paralyser un hôpital et de l’empêcher totalement de fonctionner que de le bombarder. » 

Autant d’éléments ayant poussé Washington à appeler à l’exclusion du Chinois Huawei des réseaux 5G. « Les États-Unis s’inquiètent d’un espionnage via des backdoors [accès secrets à des circuits électriques permettant de récolter des informations, NDLR] », pointe Claude Meyer, conseiller au centre Asie de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et professeur à la Paris school of international affairs (Psia) de Sciences Po. «  Pour l’heure, cela reste difficile à prouver, mais on a des raisons de s’interroger sur les intentions chinoises  » , souligne ce spécialiste, également auteur de L’Occident face à la renaissance de la Chine : défis économiques, géopolitiques et culturels (Odile Jacob).

Entre espionnage et guerre commerciale

Parmi les sources d’inquiétudes, une loi, adoptée par la Chine en juin 2017, stipulant que les organisations doivent collaborer avec les services de renseignement du pays. La Chine qui, d’ailleurs, ne masque pas ses objectifs sur le front économique et montre qu’elle

est prête à mettre le prix pour y parvenir : « L’État alloue ou a alloué des moyens considérables aux grandes entreprises, dont Huawei, à travers ses banques publiques. La Chine veut devenir la première puissance », développe Claude Meyer. Une ambition qui est le reflet de la croissance de Huawei : inexistant il y a 35 ans, le mastodonte controversé réalise aujourd’hui 110 milliards de dollars de chiffre d’affaires et en dépense 13,8 milliards par an en recherche et développement. « Le groupe est également le premier déposant mondial de brevets internationaux », ajoute Claude Meyer. Le tout pour des résultats objectifs : Huawei a volé à Apple la place de deuxième plus grand vendeur de smartphones et espère bien rafler le premier rang à Samsung en 2020.

Un appétit gargantuesque donc, à l’image de celui des autorités chinoises. « Avec le plan China 2025, le pays s’est donné comme objectif d’avoir des champions nationaux dans une dizaine de secteurs de haute technologie », précise Claude Meyer. Et de mettre en exergue, des statistiques, pour le moins parlantes : « La Chine compte 40 % d’étudiants inscrits en filières scientifiques, contre 20 % en Occident. » Car derrière les craintes d’espionnage, la guerre économique fait rage. Pour certains, les mises en garde de Donald Trump seraient une manière de protéger les intérêts américains. « L’essor fulgurant de Huawei peut potentiellement fragiliser la position dominante des États-Unis dans le secteur des télécommunications sur une partie du monde. En Afrique notamment, la Chine a commencé à poser de sérieux jalons », expose Christian Harbulot (promo 75), directeur de l’École de guerre économique (EGE) et co-fondateur du cabinet de communication d’influence Spin Partners. « L’enjeu stratégique relatif à la captation de la data, son exploitation commerciale permettant de satisfaire au mieux les consommateurs, peuvent générer des retombées colossales. » De son côté, Sébastien Jean, du Cepii, estime que les motivations de la Maison-Blanche sont compliquées à décrypter. « Tout est lié : espionnage, business, problématiques sécuritaires »  Le contexte oblige à la prudence.  « Et, précise Benoît Thieulin, la digitalisation de pans entiers de secteurs économiques, même les plus traditionnels, démultiplie les probabilités de voir des entreprises pillées ».

Des barbouzes au haut débit

Pour autant, « l’espionnage industriel n’a pas attendu la 5G ni la Chine, et a été utilisé sans vergogne au cours de la guerre froide comme l’a montré notamment l’affaire du Concorde », rappelle Sébastien Jean. Un cas qui a en effet marqué l’histoire récente : en décembre 1965, quatre ans avant le premier vol de l’avion supersonique, Serguei Pavlov, directeur du bureau parisien d’Aeroflot, est arrêté avec en sa possession des plans détaillés des freins, de la cellule et du train d’atterrissage de l’engin. À la même époque, les Soviétiques travaillent sur un appareil concurrent, le Tupolev Tu-144 dont la ressemblance avec son cousin franco-britannique sera telle que la presse le surnommera Concordski. « Quant aux États-Unis, poursuit Sébastien Jean, Edward Snowden a dévoilé en 2013 que la National security agency (NSA) aurait eu recours à des backdoors installées dans des serveurs, des routeurs destinés à l’export et commercialisés par le géant américain des télécommunications Cisco. Le but étant d’avoir accès à des informations confidentielles d’autres pays et entreprises. »

Influence américaine en baisse et manque d’unité de l’UE

Pour cet expert en politique économique, au cœur des polémiques et des déclarations liées à l’expansion de Huawei « il y a aussi de la part de Washington la peur de perdre la main sur une technologie de pointe ». Et cet observateur de la mondialisation de souligner également un certain déclin du soft power et de l’influence des États-Unis. « Malgré la pression forte qu’ils exercent pour contrer l’essor de Huawei, tous les alliés ne suivent pas leurs recommandations. » Pour l’heure, l’Australie et la Nouvelle-Zélande respectent le conseil appuyé de Donald Trump de ne pas ouvrir leurs réseaux à Huawei, le Canada réfléchit. L’Union européenne a, elle, décidé de ne pas bloquer l’accès à ses membres au géant chinois. La France a déposé une proposition de loi pour encadrer, de manière stricte, les équipementiers choisis par les opérateurs pour leurs réseaux. Londres a quant à elle confié à Huawei une partie de ses réseaux mobiles 5G.

« Le problème en Europe aujourd’hui est qu’il n’y a pas d’unité réelle sur ces questions, commente Christian Harbulot. On ne veut pas totalement contredire les États-Unis, tout en souhaitant se ménager des marges de manœuvre avec la Chine. » Et ce alors que, pour Benoît Thieulin, « 20 ans après la stratégie de Lisbonne qui devait créer un renouveau économique au sein de l’Union Européenne, les États membres, comme la Commission, n’ont pas mis en place de politique industrielle à même de faire émerger des géants numériques ».

« Un mur de Berlin numérique »

Selon Christian Harbulot, les États-Unis n’ont, eux, pas saisi suffisamment tôt l’ampleur de l’essor chinois. « Au début des années 1990, les autorités américaines considéraient la Chine comme un pays fragile. » Aujourd’hui, « derrière les déclarations de Trump, les milieux du Pentagone craignent de ne pas parvenir à contenir cet expansionnisme. Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis font face à une nation qui risque de contester leur suprématie sur de nombreux plans. » Avec l’affaire Huawei se profilent ainsi un affrontement de puissances et une guerre économique. « Outre-Atlantique, il est impensable de laisser une République communiste devenir si influente dans un domaine aussi important que celui des télécommunications. N’oublions pas que, désormais, le monde immatériel occupe une place plus stratégique que le monde matériel. » Des propos en écho à ceux de Benoît Thieulin : « Il y a 30 ans, nous rêvions d’un Internet global, libre et connecté. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une utopie. Nous faisons face à une partition technologique de la planète. Un mur de Berlin numérique coupe le monde en deux grands blocs : les États-Unis d’un côté, la Chine de l’autre, et une Russie un peu à part. Sachant que je ne mets pas Washington et Pékin dans le même sac : les pratiques de leurs gouvernements respectifs n’ont rien à voir. »

Afin que l’Europe ait sa carte à jouer sur la scène numérique internationale, l’ancien président du CNNum appelle à plus d’innovation en Europe. « Nous avons pris du retard avec la 5G. Au lieu d’aller chercher cette technologie côté chinois, pourquoi ne pas nous donner un peu plus de temps pour la développer nous-mêmes ? Objectivement, la priorité demeure celle du déploiement de la fibre et un léger report de la 5G ne serait pas préjudiciable, si ce délai était utilisé pour rattraper notre retard. » Car, souligne-t-il, « les réseaux numériques actuels sont devenus essentiels. Si demain un pays n’a pas la maîtrise de ses infrastructures immatérielles, des données concernant ses citoyens, les plateformes auront le pouvoir. C’est bien le cœur de la souveraineté des États qui sera ainsi remise en cause, a fortiori lorsque ces plateformes dépendent de puissances étrangères ».