Sergeï Guriev : "L’État russe est responsable de l’agression en Ukraine, pas ses étudiants"

Sergeï Guriev : "L’État russe est responsable de l’agression en Ukraine, pas ses étudiants"

Économiste russe renommé contraint de fuir son pays sous la pression de Vladimir Poutine, en 2013, Sergeï Guriev vient d’être nommé directeur de la formation et de la recherche à Sciences Po. Il revient, pour Émile, sur son engagement politique, les sanctions économiques contre la Russie et son projet pour l’école.

Propos recueillis par Louis Chahuneau et Driss Rejichi

Sergeï Guriev, nouveau directeur de la formation et de la recherche à Sciences Po (Crédits : DR)

Vous avez proposé que Christo Grozev, directeur exécutif du média d’investigation Bellingcat, donne la leçon inaugurale de l’école de journalisme de Sciences Po, début septembre. Pourquoi avoir choisi de l’inviter ?

En tant que chercheur, j’ai travaillé sur de nombreux sujets. En ce moment, j’étudie principalement les questions d’économie politique autour du populisme et de l’autocratie, notamment les narratifs de ces nouveaux régimes anti-libéraux et anti-démocratiques. Avec son organisation Bellingcat, Christo Grozev participe à cette lutte. C’est quelqu’un de très courageux, car il est vraiment menacé par Poutine. Il était important qu’il explique à nos étudiants comment Bellingcat travaille et j’ai été ravi de voir 500 personnes réunies dans l’amphithéâtre Boutmy, alors que l’école de journalisme ne compte que 160 étudiants.

Vous venez de publier Spin Dictators (Princeton University Press), sur les nouveaux dictateurs du XXIe siècle. En quoi sont-ils différents de ceux du XXe siècle, selon vous ?

Avec Daniel Treisman [coauteur du livre, NDLR], nous sommes arrivés à la conclusion que les nouveaux régimes autoritaires ne se comportaient pas comme au siècle dernier. Les dictatures du XXe siècle basaient leur légitimité sur la répression et tyrannisaient ouvertement leurs citoyens. Désormais, les régimes autoritaires se prétendent démocratiques et utilisent la manipulation de l’information et la censure couverte pour maintenir leur pouvoir en place. À travers les sondages que nous avons étudiés, nous nous sommes rendu compte que dans les pays tenus par des régimes autocratiques, les populations n’ont pas conscience de l’existence d’une censure. En France, beaucoup plus de gens remettent en cause l’indépendance des médias que dans ces pays autoritaires.

« Désormais, les régimes autoritaires se prétendent démocratiques et utilisent la manipulation de l’information et la censure couverte pour maintenir leur pouvoir en place. »

Vous avez quitté la Russie en 2013, car vous disiez ne plus y être en sécurité. Pour quelles raisons avez-vous dû partir ?

Trois raisons m’ont poussé à quitter mon pays. J’étais d’abord un intellectuel public, qui écrivait des tribunes dans les grands journaux. Il y a eu cette pause « Medvedevienne », entre 2008 et 2012, où des personnes comme moi ont eu des libertés relatives. J’ai pu dire tout ce que je voulais et je critiquais ouvertement Vladimir Poutine. Mais quand il est revenu au pouvoir, en mai 2012, la situation a très rapidement changé.

Elle s’est aggravée lorsque j’ai rédigé, à la demande des autorités, un rapport sur le verdict du second procès Khodorkovski [célèbre oligarque emprisonné en 2003 pour fraude fiscale et gracié par Poutine en 2013, NDLR]. J’ai écrit qu’il n’y avait pas de preuves de culpabilité, ce qui m’a notamment valu plusieurs interrogatoires du Comité d’enquête, en 2013, et des perquisitions à mon bureau.

La troisième raison, c’est que je travaillais avec Alexeï Navalny [avocat et opposant politique emprisonné en Russie, NDLR]. En 2012, il a fondé son ONG, la Fondation anti-corruption, qui était son principal vecteur de mobilisation, dont ma femme et moi sommes des soutiens de longue date. Cela a aussi aggravé mes relations avec le pouvoir russe et participé de ma décision de quitter le pays.

À quel moment avez-vous pris la décision de partir ?

Ma femme, Ekaterina Zhuravskaya, m’avait déjà dit en 2004 qu’il fallait s’en aller, mais à l’époque, j’étais recteur de la New Economic School à Moscou et je voulais attendre la fin du mandat de Vladimir Poutine. En 2008, Medvedev est devenu président. Il nous a fallu deux mois pour nous rendre compte que Poutine dirigeait toujours le pays dans son ombre. Donc en 2010, ma femme a rejoint l’École d’économie de Paris (PSE) et j’ai continué à travailler à Moscou en faisant des allers-retours entre les deux villes toutes les semaines.

En 2012, quand Poutine est revenu au pouvoir, la répression s’est intensifiée. En 2013, j’ai été soumis aux interrogatoires et perquisitions et plusieurs personnes proches de Poutine m’ont conseillé de partir. J’ai pris un aller simple pour Paris.

J’ai eu plusieurs propositions d’universités françaises et j’ai choisi Sciences Po pour la qualité de la recherche de son département d’économie et aussi pour ses valeurs – la liberté, le pluralisme –, qui sont bien évidemment des notions très importantes pour moi.

« En 2013, j’ai été soumis aux interrogatoires et perquisitions et plusieurs personnes proches de Poutine m’ont conseillé de partir. »

Certaines personnalités publiques critiquent la lenteur des sanctions économiques occidentales contre la Russie, d’autres parlent d’une course de fond. Quel regard porte l’économiste que vous êtes sur ce sujet ?

On s’attendait peut-être à ce que la Russie explose et que la guerre s’arrête, mais ça ne marche pas comme ça. L’impact est déjà là et la consommation des Russes a chuté de 10 %. Le PIB russe trimestriel a baissé de 6 %. L’impact sera plus fort l’année prochaine, lorsque les sanctions seront entièrement déployées, comme l’embargo sur le pétrole, qui commence au mois de décembre. Tous les économistes russes de l’étranger ont demandé que les sanctions commencent plus tôt, pour arrêter la guerre. Si Poutine n’a plus d’argent, il pourra difficilement financer la guerre et recruter des soldats.

Certains soutiens de Vladimir Poutine critiquent la supposée inefficacité des sanctions, car ils ne peuvent pas cautionner ouvertement la guerre. Leur argument consiste donc à expliquer que les sanctions « nous font plus de mal qu’à lui  ». Mais en tant qu’économistes, nous utilisons les données et les chiffres qui montrent que les sanctions ont beaucoup plus d’impact sur la Russie que sur l’Europe. L’Europe va peut-être accuser une baisse de PIB de 1 ou 2 % sur sa prévision de croissance, mais pour l’économie russe, la prévision de croissance du PIB est passée de 3 % avant la guerre à moins 6 % aujourd’hui ! Il faut donc combattre ces idées fausses.

En juillet dernier, Mathias Vicherat vous a nommé directeur de la recherche et de la formation à Sciences Po. Pourquoi ce poste a-t-il été créé et quels sont vos principaux axes de travail ?

À ce poste, l’objectif est de rassembler la formation et la recherche. Ainsi, ma priorité est d’internationaliser la faculté de Sciences Po ; 50 % des étudiants sont étrangers, mais la majorité de notre faculté a été formée en France. Il faut recruter plus d’enseignants-chercheurs formés à l’étranger. La France est un pays important, mais elle n’est pas seule au monde. Je voudrais aussi valoriser la recherche de Sciences Po à l’étranger. L’école est connue en France, mais pas vraiment à l’extérieur et il faudrait aller plus loin sur ces sujets-là, parler aux journalistes et dirigeants d’autres pays, par exemple.

L’autre axe de travail est celui de l’excellence. Nous allons impliquer les écoles et les centres de recherche pour lancer une consultation large et inclusive, en vue d’établir notre stratégie quinquennale de recrutement. Il y a beaucoup de grands sujets que notre maison doit aborder, comme le climat, le numérique, les migrations ou les inégalités. Pour cela, il faut aussi aller plus loin sur l’interdisciplinarité et rassembler les chercheurs de plusieurs disciplines. Enfin, il faut faire le bilan de la réforme de la formation ; nous allons mettre en place un dispositif d’évaluation pluriannuel de chaque programme.

Depuis le début de la guerre, les échanges universitaires avec les institutions partenaires russes sont suspendus. Comment envisagez-vous le futur de la relation entre Sciences Po et les universités, les étudiants et les professeurs russes ?

Ce sont deux sujets différents. Dès le début de la guerre, notre directeur Mathias Vicherat a écrit une lettre pour rassurer tous les étudiants et enseignants russes et leur dire qu’ils sont les bienvenus à Sciences Po. L’État russe est responsable de l’agression en Ukraine, pas ses étudiants. La situation avec les universités est différente. Tous les présidents des universités russes ont signé une lettre de soutien à la guerre. Nous-mêmes, enseignants-chercheurs et dirigeants de Sciences Po, ne pouvons pas dialoguer avec un établissement qui soutient la guerre, ce serait contre nos valeurs. Il y a d’ores et déjà un dispositif pour soutenir les étudiants et les chercheurs ukrainiens. Nous allons aussi accueillir des chercheurs russes et lever des fonds pour les réfugiés politiques de Russie. Là-bas, si vous vous opposez publiquement à la guerre, vous risquez jusqu’à 10 ou 15 ans de prison. Des centaines de professeurs ou d’enseignants-chercheurs sont partis, il faut les soutenir. Nous allons aussi renforcer nos relations avec les universités ukrainiennes.


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.

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