Jean-Daniel Gardère : "Le Cambodge n’est plus l’aventure des années 1990, mais il offre de vrais espaces de réalisation personnelle"

Jean-Daniel Gardère : "Le Cambodge n’est plus l’aventure des années 1990, mais il offre de vrais espaces de réalisation personnelle"

Jean-Daniel Gardère (promo 62), conseiller de la Banque nationale du Cambodge (BNC), raconte, à travers son expérience, la transformation de l’économie et de la société, mais aussi les leçons des projets culturels qu’il pilote.

Propos recueillis par Whyse Média

Jean-Daniel Gardère mène depuis une douzaine d’années des projets culturels au Cambodge. (Crédits : Marylise Vigneau)

Vous avez notamment dirigé pendant huit ans le Centre français du commerce extérieur – devenu Business France –, puis, pendant six ans, nos services économiques aux États-Unis ; vous avez aussi piloté plusieurs projets de réforme dans l’administration et vous voilà au Cambodge, à concevoir et réaliser des musées… 

J’en suis le premier surpris ! Mon premier contact avec le pays, peut-être décisif, remonte à 1968. Je débutais. Par les hasards de l’existence, c’est aussi là, à Phnom Penh, qu’elle a pris un nouveau cours. Entre 2005 et 2012, je suis passé du service public au conseil d’entreprises et à l’accompagnement de projets privés de développement. Depuis, j’alterne séjours, missions et travail à distance, m’occupant de ce qui me plaît vraiment, m’exprimant effectivement sur des terrains bien éloignés de mes expériences, compétences et formations passées.

Il manquait à la Banque nationale du Cambodge quelqu’un pour réaliser certaines de ses idées. Tout s’est enchaîné. J’ai écrit un livre, puis deux, réalisé des films, pour mieux comprendre au fil de l’histoire l’économie et les relations entre monnaie, souveraineté et croissance, et promouvoir le riel. Ceci a conduit à développer un premier musée à Phnom Penh en 2019. Un deuxième est en construction dans la ville de Battambang. Un projet passionnant qui va explorer les histoires croisées du Cambodge et de ses provinces du nord-ouest, longtemps dominées par le Siam [l’ancien nom de la Thaïlande, NDLR].

De ce pari et de cette prise de risque réciproques, bien peu probables ailleurs, est sorti un rapport de confiance.

Quelle est la particularité du Cambodge pour un étranger ?

Le contexte économique, administratif et social cambodgien est de plus en plus moderne et structuré. Ce n’est plus l’aventure des années 1990 et du tout début des années 2000. Certains nostalgiques le regrettent, mais il faut s’en féliciter. D’autant que ce pays offre encore de vrais espaces de réalisation personnelle. 

Beaucoup de gens font ici des choses qu’ils n’auraient pas eu l’opportunité de réaliser ailleurs. C’est peut-être l’effet de l’élimination de tant de cadres et d’intellectuels par le régime de Pol Pot. Mais près de deux générations et de considérables changements sont survenus depuis. Il me semble, en fait, que souvent les Cambodgiens décident plus en fonction de votre engagement personnel que de vos diplômes et de votre expertise supposée. Il y a dans ce pays moins de « process » et plus « d’affect » que dans beaucoup d’autres. Plus qu’ailleurs, le rapport humain compte énormément. La société cambodgienne est pourtant traditionnellement très normée, avec des codes et des hiérarchies assez rigides. Le recours à des étrangers permet peut-être de s’en affranchir un peu sans renoncer à ses valeurs. On peut y voir une sorte de correctif assumé. C’est l’un des nombreux paradoxes qui font l’attrait du pays.

Revenons à votre expérience dans le secteur culturel. Comment cela s’est-il passé ? 

Les projets dont j’ai été chargé, sur une douzaine d’années, étaient très variés, mais avaient au moins un point commun : le terrain était délicat et mal exploré. Il fallait revisiter sans la travestir toute l’histoire du Cambodge sous plusieurs angles. Trop souvent, on la réduit à la longue gloire de l’empire khmer et à la terrible mais brève parenthèse du régime de Pol Pot et des Khmers rouges. C’est évidemment plus complexe que cela. Il fallait retrouver la trame profonde de cette histoire, les enchaînements, les moments mal connus.

Des exemples ? Depuis le milieu du XVe siècle, la souveraineté du Cambodge a été souvent mise à mal, mais elle n’a cessé de s’inscrire dans le paysage régional, parfois avec clarté, parfois en creux, parfois avec l’appui d’alliés plus ou moins désintéressés et encombrants. Il faut repérer et illustrer ce fil rouge. Entre 1970 et 1978, le Cambodge semble guidé par une logique de violence. Essais, témoignages, films, procès : tout nous y ramène.  Mais cette terrible réalité se vérifie-t-elle sur la longue période et au regard d’autres pays ?  N’a-t-elle pas été en partie exacerbée, parfois déclenchée de l’extérieur ? De 1979 à 1997, la reconstruction et la paix civile auraient pu s’enclencher bien plus vite, sans les choix calamiteux de certains pays. La vérité est que, toute chahutée qu’elle soit, l’histoire du Cambodge s’inscrit très souvent dans une logique de recherche de paix et, presque structurellement, d’équilibre international.   

L’économie et la monnaie semblent être au centre de votre démarche.

N’étant ni historien, ni archéologue, ni anthropologue, je me suis d’abord attaché à tisser les travaux, témoignages et documents existants sous trois angles : continuité, spécificité et souveraineté – d’où l’importance conférée à l’économie et à la monnaie.

La monnaie est un outil important de développement et de souveraineté. Il faut autant parler de son absence que de sa présence, quand le pays s’en dote ou quand il accepte – par la force des choses ou en vertu d’un choix assumé – la circulation de monnaies étrangères. Ces rapports de cohabitation sont tantôt assez négatifs, tantôt porteurs de progrès ou de sécurité, comme avec la piastre française et le dollar américain.  

Quant à l’économie, elle est, depuis une vingtaine d’années, caractérisée par un manque de diversité industrielle, des fragilités, mais aussi beaucoup de croissance. Sa résilience en cas de crise surprend, comme en 1997-98, 2008-09 ou 2020-22. Il faut en repérer les raisons. C’est parfois une anomalie, une spécificité structurelle et de plus en plus aussi, le fruit de l’anticipation des autorités. Ainsi, la prolifération des chantiers de construction et des banques pose peu de risques systémiques du fait de leurs modes de financement. En cas de choc, le monde rural – plus de la moitié de la population, malgré l’urbanisation accélérée – sert d’amortisseur. Et puis, on le voit surtout depuis 2008, il y a l’emploi, nouveau, d’instruments et correctifs budgétaires, monétaires et sociaux.

Vue des travaux en cours et de l’une des salles du bâtiment en construction du musée de Battambang. (Crédits : SO.SO.RO Battambbang ; architecture-scénographie : ASMA-MRA)

Pour les musées de Phnom Penh et Battambang, vous intervenez pour le compte d’une banque centrale. N’est-ce pas atypique ?

De fait, c’est assez étonnant de voir une banque centrale apporter tant de moyens pour élever le niveau général d’information de ses concitoyens et leur offrir une approche transversale, originale, mais honnête et raisonnée, de leur histoire et de leur monnaie. 

Mais, au fil des ans, j’ai pu voir qu’en marge de ce qui m’avait été confié, la BNC se préoccupait beaucoup de questions liées à l’éducation et au patrimoine. C’est sans doute en partie dû aux convictions personnelles du gouverneur et du vice-gouverneur, leur attachement à l’histoire khmère. Ainsi, la BNC finance – souvent de façon volontairement discrète – des écoles, des programmes scolaires, des projets de préservation/restauration de l’héritage architectural et artistique. À sa création, en 1954, par le roi Norodom Sihanouk, la BNC avait toutefois joué un rôle important dans ses grands projets architecturaux, éducatifs et sociaux. La BNC d’aujourd’hui perpétue au fond cette tradition, dans des domaines plus ciblés. Ceci ne se fait pas sans l’aval du pouvoir exécutif. Ce qui en dit long sur la manière dont on peut travailler au Cambodge – à condition d’être engagé à fond, de respecter ses interlocuteurs et de délivrer la qualité qu’ils espéraient. 

J’ai bénéficié, sur l’ensemble de ces projets, d’une liberté étonnante, inimaginable dans bien des pays de la région. L’Histoire est un sujet sensible. Pourtant, on ne m’a demandé que quelques rares changements de mots, je dis bien de mots, jamais de contenu et de sens. J’ai pu utiliser tous les intervenants de mon choix. Et sur toutes les vidéos, beaucoup passant à la télévision, je n’ai eu qu’une seule coupe à faire, un court plan pouvant avoir une connotation sexuelle !

La BNC décide de toutes les options majeures et passe les contrats. Elle peut entrer dans des détails sensibles, mais elle s’appuie sur l’option que je lui ai soumise : contenus écrits et audiovisuels, solutions architecturales et scénographiques préparées avec des entreprises que je choisis, acquisitions qui composent les collections. Et jamais le financement n’a posé problème. Il a été mesuré, certes, mais sans faille sur tous les projets. J’interviens tantôt en tant que maître d’ouvrage délégué, tantôt comme commissaire d’exposition, scénariste ou producteur exécutif, etc. Ce pilotage multidisciplinaire est une charge, un honneur aussi, dont je mesure la rareté.

Bref, lorsque les Cambodgiens ont une idée ou se l’approprient, ils trouvent les moyens de la réaliser – et de la financer. Ils se montrent très réactifs et trouvent les solutions, bien loin de l’image trop souvent véhiculée d’un pays porté par l’aide étrangère et les ONG. Mais je ne vais pas épiloguer sur le bon usage de l’aide internationale… 

Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 27 d’Émile, paru en février 2023, dans le cadre d’un dossier sur le Cambodge, réalisé en partenariat avec la Banque Nationale du Cambodge.



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