Carole Martinez : "L’écriture est une pratique sauvage dont je n’ai pas encore percé le mystère"
Nouvelle titulaire de la chaire d’écriture de la Maison des arts et de la création à Sciences Po, Carole Martinez succède à Sylvain Prudhomme. À l’occasion de la passation de chaire qui a eu lieu le 23 septembre dernier, ils ont échangé sur leur conception commune du roman comme un espace de liberté totale, parfois même un peu angoissante.
Propos recueillis par Delphine Grouès et Lisa Dossou
Pour vous, que représente l’écriture ?
Carole Martinez : L’écriture de la fiction est pour moi une pratique sauvage dont je n’ai pas encore percé le mystère. Elle m’est si singulière qu’elle me tient éveillée la nuit et m’embarque en songe le jour : elle me protège tout en m’exposant. Le roman est la structure que je me suis trouvée, la seule qui me contienne. Je me promène longtemps avec une histoire à mes côtés, je la porte comme un tricot de corps, je la raconte à tous ceux qui me font la grâce de m’écouter. Mon objectif est de tenter d’écrire des textes qui lient oralité et écriture, mélangent le conte et le roman. Après des mois passés à raconter cette histoire sans rien écrire, le désir atteint ce point où il est temps de l’accoucher sur le papier. Alors je m’y engage avec en tête ce squelette qu’est l’histoire racontée. Mais rien n’est jamais figé et il est d’ailleurs difficile de s’observer en train d’écrire, de penser. C’est un millefeuille de sensations, d’éclairs électriques et de langage qui nous conduit en un lieu particulier de nous-même, mais aussi, étrangement, de l’autre. En fait, l’écriture nous donne accès à l’autre en nous. Quand j’écris, je mens comme je respire, et pourtant, je me sais tellement sincère…
“« Quand j’écris, je mens comme je respire, et pourtant je me sais tellement sincère… »
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Vous mentez, c’est-à-dire ?
C.M. : Je raconte des histoires que je n’ai pas toujours vécues. Heureusement qu’on n’a pas besoin de tuer un homme pour raconter un meurtre ! Une fois, un de mes personnages a tué son père et c’était étonnamment extraordinaire : une sensation surgit, nous accompagne, ça vient, ça nous surprend. J’enquête beaucoup sur les autres aussi, je leur demande de me raconter leurs sensations sur des expériences, de trouver les mots pour me les décrire. Parfois, j’ai même l’impression d’être un confessionnal et c’est merveilleux.
Sylvain Prudhomme : Je suis absolument d’accord, ce qui est merveilleux dans l’écriture, c’est qu’on peut se mettre dans des situations qu’on n’a pas vécues, qu’on a rêvées. C’est comme des hypothèses, une infinité de vies possibles, mais aussi l’opportunité de retourner dans une situation, une sensation qui est passée trop vite. On peut arrêter le temps p our mettre des mots sur ce qu’on a ressenti, déplier à l’infini les nuances de nos émotions alors que la vie suit son cours.
Quelle est la force du roman fictionnel aujourd’hui ?
C. M. : Quelque chose fait que tout ce qu’on lit trouve une place en nous. Je pense que le roman dépose une couche de réflexion et de pensée, surtout chez les jeunes. Un roman, c’est très plastique, c’est tentaculaire. Mon père a beaucoup inspiré cet imaginaire du monstre qui me sert à décrire l’écriture. Ensemble, on lisait ses livres de dermatologie qui parlaient de maladies aux noms plus effrayants les uns que les autres, avec de terribles illustrations à l’appui. Je dormais assez mal après ces séances de lecture, jusqu’à ce que je reprenne le contrôle et que je fasse de ces monstres invisibles des personnages merveilleux dans des histoires dont je devenais la conteuse. En fait, la fiction permet, autant pour celui qui l’écrit que pour celui qui la lit, de penser à autre chose, de voyager… Si vous prenez un roman que vous avez lu à 20 ans et que vous le relisez à 40 ou 60 ans, il aura changé, ce ne sera plus le même. C’est aussi ce qui est extraordinaire dans le roman.
S. P. : J’ajouterais que ce qui rend la chose monstrueuse, c’est aussi le processus d’écriture, qui est assez aveugle, finalement. On s’avance dans des zones qui nous échappent, dont on ne sait pas ce qu’elles vont révéler de nous. C’est quelque chose qui se ressent à la lecture, quand l’auteur s’est aventuré quelque part, dans l’inconnu. Quand on arrive à retranscrire la complexité des choses, des émotions, ça permet de grandir. Je crois qu’on n’en aura jamais fini avec le roman, il est le reflet du monde dans lequel on vit, à toutes les époques. C’est le terrain de la liberté absolue et en ça, il est inépuisable.
“« Le roman est le reflet du monde dans lequel on vit, à toutes les époques. C’est le terrain de la liberté absolue et, en ça, il est inépuisable. »”
Vous évoquez tous deux ce processus de déambulation dans l’écriture. Avez-vous quand même une idée de la fin d’une histoire lorsque vous la racontez ?
S. P. : Souvent, j’ai le début et la fin. Ça me permet de visualiser une situation finale et ensuite, je cherche le chemin pour y aller. C’est pour ça que, parfois, j’ai le sentiment d’une prise de risque. J’essaye de suivre l’intuition, mais quelquefois, quand je me résume l’histoire comme elle se profile, ça ne tient pas debout et ça m’inquiète. Quand j’ai écrit Par les routes, j’ai eu particulièrement peur en écrivant… Elle n’a pas beaucoup de sens cette histoire ! Mais ce n’est pas grave parce que, quand on est lecteur ou lectrice, on est d’accord pour aller voir ce que donne l’histoire, on prend le risque aussi.
C. M. : Pour moi aussi, la fin est souvent là, mais je ne sais pas du tout comment je vais l’atteindre. Je suis capable de détours, ce n’est pas du tout un voyage organisé. Quand je suis aux quatre cinquièmes du roman, là, je fais le plan pour voir comment tirer des fils entre les passages, pour ficeler le tout. La relecture est très importante aussi. Se relire, c’est se regarder en face, se souvenir du moindre détail, sentir le rythme, voir s’il correspond à l’histoire que je racontais à l’oral.
Pourquoi ce lien entre texte et oralité vous semble-t-il important ?
C. M. : Je commence toujours par l’oral. Je n’écris rien, je raconte. Alors j’embête tout le monde pour raconter mon histoire, mais je crois qu’on s’entend mieux quand quelqu’un nous écoute. Quand on raconte, les regards des autres motivent aussi à continuer de raconter, à poursuivre l’histoire. Il y a vraiment de l’oralité dans la création. Même quand j’écris, j’écris à mi-voix, j’aime m’entendre.
S. P. : Je ne lis pas forcément le texte en écrivant. En revanche, je l’articule sans cesse intérieurement. J’écris d’oreille, si on peut dire ça ainsi. Dans le désir d’un livre qu’on est en train d’écrire, il y a le désir d’un rythme différent du précédent. Je crois que ça a à voir avec le désir d’une certaine allure à laquelle on traverse les scènes qu’on raconte et cela passe par cette sorte de musique. Je marmonne toujours en écrivant, d’ailleurs parfois, les gens me regardent un peu bizarrement, mais je ne m’en rends pas compte, c’est vraiment quand j’articule les choses. Après, il y a aussi la question du travail de l’oralité. J’aime bien essayer de montrer les gens qui parlent en situation de parole. Retranscrire le non verbal qui accompagne la parole, les gestes, c’est important, c’est ce qui fait nos singularités.
Quels conseils donnez-vous aux étudiants de vos ateliers d’écriture ?
C. M. : Dans ce monde qui a tendance à nous isoler derrière des écrans, j’encourage les étudiants à être plus attentifs aux sons, aux odeurs, aux goûts, aux textures, puis à tenter de mettre leurs sensations sur papier. Pas sur le coup, ce serait dommage, mais en différé. C’est une recréation, en mots, de ce que le corps a vécu sans mots. La beauté de l’écriture, ce n’est pas forcément d’être au plus près du réel. Elle arrive avec la déformation qu’on lui impose ou qui surgit. L’atelier de création littéraire, c’est avant tout un lieu d’expérimentation sur soi-même et d’écoute des autres. C’est un lieu de partage, car l’écriture et la lecture sont partage et communion. J’ai déjà pu entendre et lire les textes des étudiants parce que l’année universitaire a commencé. Quel délice !