Pourquoi s’engage-t-on dans l’armée ?

Pourquoi s’engage-t-on dans l’armée ?

Le général Hervé de Courrèges, directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale et de l’enseignement militaire supérieur (IHEDN), et Pascal Perrineau, politologue et ancien président de Sciences Po Alumni, ont échangé autour du thème « Défense et citoyenneté : comment promouvoir l’engagement au service du bien commun ». Une rencontre organisée dans le cadre des Dialogues Sciences Po Alumni / IHEDN.

Propos recueillis par Bernard El Ghoul (promo 99) et Maïna Marjany (promo 14)

Comment a évolué le lien entre la nation et l’armée, matrice de l’engagement ? 

Général Hervé de Courrèges, directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale et de l’enseignement militaire supérieur (IHEDN). (Crédits photo : ACADEM)

Général Hervé de Courrèges : Je voudrais d’abord remettre en perspective un troisième homme dans l’affaire. On parle souvent du lien armée-nation, mais je pense que la bonne matrice pour aborder ce sujet, c’est de revenir à ce que disait Carl von Clausewitz sur la trinité clausewitzienne. Il y a trois parties dans une société qui se livre à la guerre : un gouvernement, une armée et un peuple. On ne peut réduire cet engagement militaire à la relation entre l’armée et le peuple, il y a tout de même une autorité politique qui interagit.

L’armée d’Ancien Régime était une armée de soldats payés ou de mercenaires donc le lien entre le peuple et l’armée était très distancié, voire éventuellement conflictuel. Finalement, la matrice de notre République, c’est la bataille de Valmy : d’un seul coup, le peuple prend les armes pour développer un idéal de liberté. Cette apparition brutale du peuple et des armées qui font corps va profondément marquer le citoyen en armes, qui correspond à notre vision actuelle. Puis, au XIXᵉ siècle, nous aurons un modèle qui mélange soldats professionnels et conscrits. La cruelle défaite de 1870 signe le fait qu’une armée professionnelle, qui n’a jamais autant combattu à l’extérieur (Crimée, Mexique…), est défaite sur le territoire national par manque d’effectif d’une nation qui ne portait plus les armes – 250 000 militaires français au départ contre 500 000 Prussiens. Ensuite, un grand travail de réappropriation du fait militaire par la société est réalisé : c’est par exemple celui de Renan et de Durkheim. Cela aboutit à ce que l’on a vécu en 1914, avec une nation qui prend les armes, qui se défend et qui arrive à vaincre l’ennemi allemand. Puis l’entre-deux-guerres, pour aller court, qui nous amène à nouveau sur cette cruelle défaite de 1940 qui, pour reprendre les propos de Marc Bloch, bientôt panthéonisé, n’a pas été que la défaite de l’armée française, mais aussi celle des élites et de la société, profondément saignée, abîmée, esquintée par la Première Guerre mondiale, et qui ne voulait plus se battre. Après, il y a la guerre froide et ce conflit sur un territoire français, qui était l’Algérie française, sur lequel on fait rentrer des conscrits.

Au moment de la guerre du Golfe, le président François Mitterrand prend la décision de ne pas envoyer d’appelés. Il signe donc la fin, quand bien même ce n’était pas exprimé à l’époque, de ce citoyen qui porte les armes pour aller défendre les intérêts supérieurs de la nation à l’extérieur des mers. En 1996, c’est l’apparition d’une armée exclusivement professionnelle avec la suspension du service national. Je pense qu’au-delà de la distance qui a été prise à ce moment-là entre les armées et le peuple, il y a aussi sûrement une distance qui a été prise entre le peuple et les autorités. Parce que sémantiquement, je trouve qu’il y a une vraie différence entre la notion de service, qui crée un devoir vis-à-vis d’une institution et la notion d’engagement, qui crée un devoir que l’on s’impose. D’ailleurs, c’est presque un pléonasme de parler d’engagés volontaires ! 

Pascal Perrineau, sur le plan civil, on observe ce que vous appelez un crépuscule de l’engagement. Y a-t-il une spécificité de l’engagement militaire en France ? Et est-ce que vous observez moins de défiance envers l’armée qu’envers les autres institutions françaises ?

Pascal Perrineau, politologue, professeur des universités à Sciences Po. (Crédits photo : Manuel Braun)

Pascal Perrineau : J’ai été très attentif à ce que vous disiez, général, sur la rupture, au milieu des années 90, du lien entre le peuple et le gouvernement, responsable du pouvoir militaire. Et peut-être que c’est un des éléments trop négligés de cette crise de défiance qui, depuis lors, s’est installée très fortement entre le pouvoir politique et le peuple. Cela contribue à éclairer l’isolement actuel des institutions politiques par rapport à ceux qui, pourtant, investissent de leur confiance ce pouvoir politique lors des élections. 

À Sciences Po, le Cevipof a lancé il y a 15 ans un baromètre qui mesure chaque année le degré de confiance que les Français ont vis-à-vis des institutions. Tous les ans, on constate que la défiance ne cesse de se creuser, sauf vis-à-vis de certaines institutions, parmi lesquelles l’armée est au premier plan. Dans les derniers résultats parus en février, on constate que 74 % des Français disent avoir confiance dans l’armée. C’est beaucoup plus que toutes les autres institutions (régaliennes, politiques, économiques, sociales) : 37 % ont confiance en la justice, 44 % dans les grandes entreprises privées, 50 % dans les associations, 68 % dans l’école publique… J’ai aussi pu observer une certaine évolution parmi les étudiants de Sciences Po. Auparavant, ils étaient très peu à envisager une carrière militaire. Mais, depuis une dizaine d’années, un certain nombre de jeunes font Sciences Po avec comme objectif de s’engager dans l’armée ou dans des institutions régaliennes comme la police, la gendarmerie... Un phénomène qui s’observe alors que l’Europe est à nouveau menacée.

Ce crépuscule de l’engagement, dont on parle extrêmement souvent, n’a donc pas lieu à tous les étages de la société. L’armée bénéficie d’une cote de confiance peu commune. On va ensuite, dans notre échange, certainement, voir comment transformer cette confiance, la pérenniser et comment recréer un lien après la professionnalisation extrême de la défense en France.  

Selon vous, quels sont les éléments qui motivent les nouvelles générations à intégrer l’armée ?

Gal H. de C. : Une bonne matrice de compréhension, c’est de revenir au fond de la question : « Pourquoi fait-on la guerre ? » La réponse est connue depuis longtemps. Thucydide l’a écrit il y a 2 500 ans, on fait la guerre pour trois raisons fondamentales qui n’ont pas varié : l’intérêt, la peur et l’honneur. Aujourd’hui, dans notre société démocratique qui a cet immense privilège de ne pas avoir connu la guerre depuis si longtemps, qu’est-ce qui va amener un soldat, une jeune Française, un jeune Français à s’engager dans nos rangs ? Ce n’est pas pour un de ces trois motos, puisqu’il ne peut pas l’expérimenter aujourd’hui. La chose la plus importante est sûrement la notion de valeur, c’est-à-dire quelque chose qui transcende l’individu. On s’engage pour des valeurs. Un jeune qui vient dans nos rangs veut aller vers quelque chose qui lui fait lever les yeux vers les cimes et pas vers le bout de ses chaussures. Et pourquoi ? Parce que pour s’engager dans l’armée, il faut être capable d’aller dans la transgression suprême, c’est-à-dire prendre une vie parce que le chef de l’État, président de la République, élu au suffrage universel, en a décidé ainsi. Et, en contrepartie, donner la sienne. Tout ça dans une logique de parfaite maîtrise de la violence pour ne pas avoir les dégâts collatéraux qu’assument d’autres nations. Ce n’est pas comme apprendre un autre métier. 

La deuxième raison de l’engagement militaire est la participation à une aventure collective, ce qui va sûrement à l’encontre de quelque chose qui se développe trop dans notre société et dont nous sommes tous victimes : l’individualisme. Et ce collectif est au cœur de l’homme, puisque l’homme est un animal social qui a besoin d’être en connexion avec les autres. 

Troisièmement, c’est aussi la capacité à s’assumer tel qu’on est. Je pense que l’armée révèle les individus. En mettant un uniforme, on n’est plus regardé au travers de la couleur de nos chaussettes ou de notre cravate. Et il n’y a pas de plus grand escalier social que l’armée ; au terme d’un effort et d’un engagement de tous les instants, on peut progresser jusqu’au rang de général. Et puis, il y a sûrement aussi le sujet de l’aventure. L’armée amène à vivre des choses exceptionnelles au sein des frontières comme à l’extérieur de celles-ci. 

La demande d’engagement est-elle d’autant plus forte que les temps sont durs ? 

Gal H. de C. : Les temps sont durs, mais tout est relatif. Les temps sont différemment durs pour le soldat ukrainien dans la tranchée face au Russe que pour celui qui est à Kiev. Toutefois, pour citer la Revue nationale stratégique : « Nous entrons dans une nouvelle ère, celle d’un risque particulièrement élevé d’une guerre majeure de haute intensité en dehors du territoire national en Europe, qui impliquerait la France et ses alliés, en particulier européens, à l’horizon 2030, et verrait notre territoire visé en même temps par des actions hybrides massives. ». Le président de la République a signé ça. Ce n’est pas un scénario apocalyptique d’une série à succès. C’est le scénario préférentiel de la France, validé par toutes les personnes qui analysent le contexte dans lequel nous évoluons aujourd’hui, qui dit que d’ici 2030, nous avons un risque majeur d’une guerre en Europe avec des rétroactions importantes et violentes sur le territoire national. Cela veut dire que les temps durs vont engager toute la nation. [...]

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