Julia Minkowski : "Notre justice se meurt de sa lenteur"
Avocate pénaliste engagée, Julia Minkowski (promo 05) a récemment publié Éloge de la présomption d’innocence (Éd. de L’Obervatoire, 2025). Pour Émile, elle revient sur cette notion parfois malmenée.
Propos recueillis par Bernard El Ghoul (promo 98), Lise Mai et Maïna Marjany (promo 14)
Avant d’étudier le droit privé à Assas, vous avez obtenu un diplôme à Sciences Po. Aviez-vous déjà pour ambition de devenir avocate pénaliste ?
J’ai toujours voulu être avocate et pour moi, un avocat était un avocat pénaliste ! Mais j’étais à la fac de droit à Assas dans les années 2000, la grande époque des fusions-acquisitions ; les bons élèves étaient poussés vers le droit des affaires. Pour intégrer les meilleurs cabinets, il fallait faire une double formation, j’ai choisi Sciences Po. À ce moment-là, il n’y avait pas encore d’école de droit. Il n’y avait pas non plus l’obligation de choisir une majeure, j’ai donc pioché partout, c’était formidable. J’étais à l’EFB – la deuxième année pour préparer le barreau – en parallèle et j’ai aussi fait un stage chez Hervé Temime, ce qui me laissait peu de temps pour participer à la vie associative de Sciences Po.
Vous parlez d’Hervé Temime, un grand avocat et ancien élève de SciencesPo également. A-t-il été un mentor pour vous ?
Hervé Temime a effectivement été élève à Sciences Po, mais il n’a pas eu le diplôme, car il a arrêté pour exercer. Il est la définition même du mentor : professionnellement, il m’a tout appris du début à la fin. J’ai fait mon stage Sciences Po avec lui en février 2005 et j’ai commencé à ses côtés en janvier 2006 : je n’ai jamais quitté son cabinet. Après sa disparition brutale, il y a deux ans, je suis restée au cabinet pour qu’il se maintienne à flot et je suis très fière de ce qu’on a réalisé avec mes associés. Mais ça n’avait plus le même goût sans lui et j’ai eu envie d’écrire ma propre histoire, en fondant mon cabinet.
Vous avez publié, en début d’année, Éloge de la présomption d’innocence. Pouvez-vous nous en rappeler la définition et les grands principes ?
Tout homme est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Il y a une définition de la Cour suprême canadienne, une phrase très belle disant que ce principe repose sur une idée optimiste du genre humain ; cette volonté de croire qu’avant tout, les hommes sont bons et que si on pense le contraire, encore faut-il le démontrer.
C’est un principe issu du droit romain qui a été inscrit dans notre droit par les constituants. Il figure dans la Déclaration des droits de l’homme. Il a été plus ou moins malmené, jusqu’à être inscrit dans le Code de procédure pénale, mais seulement par la loi Guigou, en 2000. C’était très tardif, même si c’est ce principe qui innerve tout le droit pénal, notamment la procédure. C’est cette question de la charge de la preuve, la question aussi évidemment de l’exécution provisoire, qui est d’une actualité brûlante, où se mêlent à la fois présomption d’innocence et nécessité d’un double degré de juridiction. Ces deux principes, quand ils s’entrechoquent, font que tant qu’on n’a pas été définitivement condamné, on est présumé innocent. Donc la notion d’exécution provisoire peut être guidée par certains impératifs –d’ordre public, de sécurité, de garantie de représentation–, qui doivent rester des exceptions.
“« Il y a une définition de la Cour suprême canadienne disant que ce principe repose sur une idée optimiste du genre humain ; cette volonté de croire qu’avant tout, les hommes sont bons et que si on pense le contraire, encore faut-il le démontrer. »”
Vous dites dans votre ouvrage que la présomption d’innocence est menacée. Vous parlez même de présomption de culpabilité...
Notre justice se meurt de sa lenteur et ça atteint notre société dans des proportions très préoccupantes. Lorsque vous portez plainte et qu’une enquête s’ouvre, régulièrement, la décision peut intervenir une décennie plus tard. Cela donne le sentiment aux victimes de ne pas être protégées par la société et aux personnes mises en cause d’être maltraitées. À partir du moment où vous avez fait une garde à vue et où ça se sait, un soupçon pèse sur vous. Il est normal qu’on puisse porter plainte. Ce qui est anormal, c’est de porter des années le poids du soupçon. Le sens de la peine perd beaucoup de son acuité lorsqu’elle intervient tardivement. Est-ce que ça a un sens de purger une peine de prison alors que vous n’êtes plus la même personne une décennie plus tard? Partir en détention, c’est une rupture du lien, quel qu’il soit. Il faut s’attaquer de façon urgente et drastique à ce problème de lenteur de la justice.
Vous parlez aussi dans votre ouvrage des tribunaux médiatiques. Les réseaux sociaux ont-ils fondamentalement changé la donne ?
La justice est un vecteur de gestion des conflits, qui est indispensable dans une société. Les réseaux sociaux en sont une version totalement dérégulée. Avant, pour dénoncer hors du cadre judiciaire, on envoyait une lettre anonyme. Maintenant, on crée un compte anonyme avec une audience beaucoup plus large. Cela incite à la délation, au jugement expéditif et, bien évidemment, au non-respect des droits attachés au procès. La justice, au contraire, reste la meilleure chose qu’on ait sous la main. Mais, en raison de sa lenteur, les gens veulent se faire justice eux-mêmes. Donc, on utilise les réseaux, les dénonciations, les enquêtes, on évince les gens : les organisations ne protègent plus leurs membres, elles se protègent elles-mêmes, parfois au mépris des règles de droit.
“« La justice est un vecteur de gestion des conflits, qui est indispensable dans une société. Les réseaux sociaux en sont une version totalement dérégulée. »”
La présomption d’innocence est un principe qui protège les citoyens. Mais aujourd’hui, une certaine frange de la population a décidé que c’était un mécanisme de protection des agresseurs et des criminels. On ne peut pas voir les choses comme ça : c’est une société de l’arbitraire.
Vous dites justement que le principe de la présomption d’innocence est attaqué de manière assez surprenante par le camp progressiste ou dit progressiste…
Cela s’observe sur plusieurs sujets. D’abord, sous prétexte de protéger les minorités qui, pendant longtemps, ont été livrées à elles-mêmes, on piétine de nombreux principes.
Ensuite, la récente condamnation de Nicolas Sarkozy montre qu’une bataille politique se mène ; on entend tous les progressistes applaudir le fait qu’il soit placé en détention provisoire et les plus conservateurs dire : « Attention, il n’est pas sanctionné définitivement. Laissons-le en liberté le temps de son procès en appel. » L’Association des avocats pénalistes a diffusé un communiqué à la suite de sa condamnation, car deux sujets se posent : celui de l’exécution provisoire et celui du délit d’association de malfaiteurs, dénoncé par les pénalistes depuis longtemps, puisqu’il flirte dangereusement avec le délit d’intention. Or, condamner quelqu’un pour une intention réelle supposée est un sujet très intéressant, puisqu’on peut tous fomenter l’idée de commettre une infraction par dépit, par vengeance et évidemment, décider de ne pas la mettre en œuvre.
Cela permet aussi de réfléchir, dans le cas de Nicolas Sarkozy, à la question du sens de la peine. Est-il nécessaire d’être en prison dans l’attente de son procès en appel, alors qu’on a toujours répondu aux convocations judiciaires ? Il faut faire attention à cette volonté d’en faire un exemple. [Cet entretien a été réalisé avant la remise en liberté de Nicolas Sarkozy, le 10 novembre 2025, sur décision de la Cour d’appel de Paris, NDLR.]
Assiste-t-on à une américanisation du droit où l’on doit prouver que l’on n’est pas coupable ?
Je ne sais pas, car dans le cas du mouvement #MeToo, qui vient des États-Unis, cela permettait aux victimes de faire valoir qu’elles aussi avaient été victimes et pouvaient le dire sans en avoir honte. Alors qu’en France, très vite, le #MeToo est devenu #BalanceTonPorc, un hashtag d’appel à délation. C’est très dangereux de tourner le dos à nos principes démocratiques !
Le problème de la justice américaine, c’est qu’il s’agit d’une justice de classe : quand vous n’avez pas les moyens, vous êtes très mal défendu. Dans le cas contraire, le système accusatoire porte ses fruits. Il y a une réelle égalité des armes à l’audience, une réelle confrontation entre le parquet et l’accusation, qui sont mis au même niveau. Même géographiquement, dans la salle d’audience, ils sont tous les deux sur le même plateau. En France, le procureur, qui est sur l’estrade, s’estime investi de droits supérieurs parce qu’il représente la société, tandis que les avocats de la défense ne représentent qu’un individu.
“« Il y a un effort pédagogique immense à faire pour que chacun comprenne en quoi la présomption d’innocence est un principe qui le protège lui-même avant tout. »”
Que peuvent faire les institutions judiciaires, la législation, les avocats, pour endiguer cette menace ?
Il y a d’abord un effort pédagogique immense à faire pour que chacun comprenne en quoi la présomption d’innocence est un principe qui le protège lui-même avant tout. Il faut que la justice soit beaucoup plus rapide pour ne plus laisser les gens sous le coup d’un soupçon pendant des années. Le rapport demandé par Éric Dupont-Moretti au groupe de travail présidé par Élisabeth Guigou préconisait, en 2021, que s’il y a atteinte à la présomption d’innocence, vous êtes en droit de demander au parquet qu’il vous communique les éléments du dossier, afin qu’il y ait une espèce d’égalité des armes dans la presse. C’est un premier pas, mais j’invite le garde des Sceaux à rouvrir ce rapport et à en faire quelque chose de sérieux.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 34 d’Émile, paru en novembre 2025

