Entretien croisé avec Eliza Mahdavy et Gautier Quéru

Entretien croisé avec Eliza Mahdavy et Gautier Quéru

Eliza Mahdavy est la directrice RSE d’Enedis. Gautier Quéru est le directeur du département Capital naturel de Mirova. Ensemble, ils envisagent de reprendre la présidence du groupe professionnel Environnement et développement durable de Sciences Po Alumni. La rédaction d’Émile s’est entretenue avec eux pour revenir sur leurs parcours professionnels et leurs projets pour le groupe.

Propos recueillis par Maïna Marjany

En janvier, vous prévoyez de reprendre la présidence du groupe professionnel Environnement et développement durable de Sciences Po Alumni. Quels sont vos idées et vos projets ?

Gautier Quéru (DR)

Gautier Quéru : Je tiens, tout d’abord, à saluer nos prédécesseurs. Ce groupe professionnel, qui a été créé à la fin des années 1990 par Philippe Lefèvre (promo 74), a été présidé par des personnalités que j’affectionne particulièrement, notamment Guillaume Sainteny, qui a été mon professeur à Sciences Po, puis Anne-Béatrice Schlumberger [devenue en octobre dernier la présidente de Sciences Po Alumni, NDLR] qui a fait un travail remarquable. Je suis très heureux de prendre la suite de la présidence de ce groupe aux côtés d’Eliza.

Pour 2026, nous avons l’ambition de garder un rythme soutenu d’événements, de créer des passerelles avec d’autres groupes de Sciences Po Alumni tout comme avec les réseaux d’autres écoles, et enfin de retenir des thèmes de discussion en lien fort avec l’actualité. La nouvelle donne géopolitique, l’émergence de l’IA, la souveraineté sont autant de sujet à conjuguer avec la préservation de notre environnement.

Eliza Mahdavy (DR)

Eliza Mahdavy : Je suis ravie de cette coprésidence ! L’écosystème RSE / finance durable étant un petit écosystème, je connaissais déjà Gautier. Nous avons également la chance de compter sur un bureau qui est constitué de personnes volontaires, engagées, motivées. C’est vraiment précieux pour maintenir la dynamique de ce groupe qui compte plus de 3 000 membres.

Je pense que notre groupe professionnel a un véritable rôle à jouer pour apporter un peu de clarté, notamment à travers les master classes et les conférences, pour lutter contre la désinformation. On observe aujourd’hui la montée en puissance des fake news sur le climat. Cela devient une bataille d’opinion et l’effet scientifique est bafoué. À travers des interventions de leurs dirigeants, j’aimerais également contribuer à faire connaître les entreprises qui sont vraiment en transition, qui ont décidé de faire autrement. Certaines n’osent pas trop en parler, par peur d’être accusées de greenwashing, alors qu’elles peuvent servir de modèle, d’exemple à suivre. Enfin, je crois beaucoup à la force du réseau et je pense que nous organiserons des sessions de réseautage, de networking pour les alumni, mais aussi les étudiants et les jeunes diplômés, autour de moments conviviaux. Au moins sur l’aspect relationnel, ChatGPT ne pourra pas nous concurrencer !

Eliza, vous avez initialement été formée à l’ISG parcours international puis vous avez effectué un Executive master Sociologie de l’Entreprise et stratégie de changement à Sciences Po. Pourquoi avoir choisi Sciences Po pour clôturer votre parcours académique ? Que vous a apporté cette formation ?

E. M. : J’avais envie de regarder l’entreprise avec de nouvelles lunettes, différentes de celles qu’on utilise dans une école de commerce ou encore de la manière dont on peut l’appréhender quand on est consultant. Pendant les dix premières années de ma vie professionnelle, j’étais consultante et je voyais bien qu’il me manquait quelque chose de plus profond, une dimension nouvelle à explorer, notamment en termes de transformation culturelle. Le master Sociologie de l’Entreprise et stratégie de changement de Sciences Po était très réputé. Les sciences sociales y étaient appliquées au monde de l’entreprise et tout ce qui concernait ses transformations culturelles, organisationnelles. Cela m’a permis d’élargir mon champ de compétences pour conduire le changement, le réussir dans le cadre, notamment, des grands projets que je devais piloter d’un point de vue transformationnel.

« J’avais envie de regarder l’entreprise avec de nouvelles lunettes, différentes de celles qu’on utilise dans une école de commerce. »
— Eliza Mahdavy

Gautier, vous avez initialement suivi une formation d’ingénieur. Pourquoi avoir choisi de poursuivre vos études à Sciences Po ?

G. Q. : Dès le départ, mon souhait était de travailler dans le domaine de l’environnement. En 2002, je sors diplômé de l’ENSEEIHT, avec une formation d’ingénieur en énergie, eau et environnement : des thématiques de sciences dures associées notamment aux problématiques des énergies renouvelables. J’avais fait un stage de fin d’études pour EDF sur l’optimisation des performances d’éoliennes. La transition énergétique était déjà une grande préoccupation, mais j’ai pu constater lors de cette expérience et pendant mes études que la technologie seule ne suffisait pas pour diffuser et accélérer la transition ; il y a des dimensions qui relèvent du politique, de l’économie, de la finance, du droit et qui étaient tout aussi indispensables pour cette transition.

C’est donc assez naturellement que j’ai candidaté pour entrer à Sciences Po. Cette formation a été très précieuse parce qu’en plus d’une formation solide d’ingénieur, j’ai développé une connaissance de l’économie, du droit, des relations internationales, de la finance et même de la comptabilité.

À la suite de cette double formation, j’ai pu travailler au ministère des Finances sur les sujets de transition énergétique, de réglementation, exactement ce que je souhaitais faire. Cela montre que Sciences Po peut être soit une formation qui se suffit à elle-même, soit une formation qui a le pouvoir de compléter un cursus par un élargissement très fort de la focale.

« Sciences Po peut être soit une formation qui se suffit à elle-même, soit une formation qui a le pouvoir de compléter un cursus par un élargissement très fort de la focale. »
— Gautier Quéru

Vous poursuivez ensuite à la Caisse des Dépôts…

G. Q. : Exactement. Après le ministère, la transition vers la Caisse des dépôts s’est faite de manière assez naturelle, les liens entre les deux entités étant assez forts. Je suis entré dans une filiale de la Caisse des Dépôts qui s’appelait CDC Ixis, pour travailler à la Mission Climat qui développait des outils financiers pour la finance climat. Étonnamment, je ne me prédestinais pas à la finance, mais avec cette prise de poste, cela m’a conduit à faire presque toute ma carrière dans ce secteur. Peu de temps après, cette filiale a été vendue au groupe Caisse d’épargne, qui l’a fusionné, quelques années après, avec Natexis pour devenir Natixis. Et finalement, en venant du secteur public, je suis entré dans la finance durable privée.

Eliza, comment vous êtes-vous progressivement orientée vers les sujets RSE ?

E. M. : J’ai intégré le groupe EDF en 2007 et j’ai beaucoup évolué dans la fonction finance, finance pure. Finalement, c’est un poste de directrice financière d’une filiale, via les dimensions sociales et sociétales, qui m’a amenée à m’intéresser à la responsabilité sociétale de l’entreprise.

Et puis, en tant que financière, j’ai observé une montée en puissance des investisseurs qui trouvaient que le climat devenait un risque certain pour les entreprises si on ne parvenait pas à réduire les émissions de gaz à effet de serre. La valeur de l’entreprise dépendait in fine de sa capacité à lutter contre le changement climatique. J’ai donc trouvé une interdépendance entre finance, RSE et lutte contre le réchauffement climatique.

J’ai intégré la direction du développement durable du groupe EDF en 2020, avec la création d’une équipe entièrement dédiée à la performance extra financière, performance ESG, d’EDF. L’enjeu a été de montrer que la performance d’une entreprise est clairement globale, elle n’est pas seulement industrielle, financière ou environnementale. C’est un mélange de ces trois éléments.

Vous êtes aujourd’hui directrice RSE et environnement d’Enedis, qui est le premier gestionnaire de réseau de distribution d’électricité en Europe et la première entreprise à mission du secteur énergétique en France. Concrètement, quelles sont vos missions et les problématiques que vous avez à traiter au quotidien ?

E. M. : J’ai la chance d’œuvrer dans une entreprise à mission, c’est-à-dire que tout ce qu’on fait doit tendre vers un intérêt général, que ça soit au sens sociétal ou au sens environnemental.

Enedis est aujourd’hui un des acteurs clés de la transition écologique en France. Nous acheminons quotidiennement une électricité décarbonée à environ 38-39 millions de clients.  Mon rôle, en tant que directrice RSE, est de veiller à ce que les enjeux environnementaux, sociaux et sociétaux soient intégrés dans le métier cœur d’Enedis au quotidien.

Notre politique RSE ambitionne aussi de créer un impact positif pour les femmes et les hommes sur tous les territoires. On joue, par exemple, un rôle indéniable dans l’atténuation du changement climatique parce qu’on raccorde des producteurs d’énergies renouvelables, on raccorde des bornes de recharge qui vont servir au déploiement des voitures électriques, etc. Mais cela ne suffit pas. Mon but, c’est de dire que tout cela ne doit pas se faire au détriment des ressources naturelles ni de la biodiversité, et d’impulser auprès des dirigeants une vision systémique afin d’avoir un équilibre entre l’environnement et la société, en veillant aux hommes et aux femmes sur le terrain et en faisant attention à ce que l’environnement ne soit pas réduit au carbone.

« Notre politique RSE ambitionne aussi de créer un impact positif pour les femmes et les hommes sur tous les territoires. »
— Eliza Mahdavy

Gautier, travaillez-vous toujours sur les sujets liés aux énergies renouvelables ?

G.Q. : Si je résume mes 20 ans de carrière, je dirais que les dix premières années, je me suis concentré sur les sujets liés à l’énergie sous un angle financier, donc finance carbone (crédit carbone, quota carbone) et aussi financement de projets d’énergies renouvelables.

En 2015, ma carrière a pris un tournant vers d’autres problématiques. Je suis resté dans la même entreprise (devenue Mirova) mais j’ai développé l’activité qu’on appelle « Capital naturel ». Ce tournant était lié à un appel d’offres des Nations unies que j’ai piloté et que l’on a gagné, ce qui nous a permis de développer toute l’activité de financement pour la nature. Il y a 10 ans, c’était un secteur assez nouveau. Tout comme les énergies renouvelables l’étaient il y a 20 ans. J’ai toujours aimé explorer de nouveaux territoires.

Concrètement, quels sont les types de projets que vous aidez à financer ? Et quelles sont précisément vos missions ?

G.Q. : Ce sont des projets liés à la protection et la restauration de la nature, principalement à travers l’agriculture et la sylviculture durable, mais aussi avec des financements basés sur les crédits carbone. C’est assez vaste, cela peut aller de projets d’agriculture régénératrice en France à des projets de cacao durable aux Philippines ou des projets de reforestation au Brésil. 

Je dirige le département et nous agissons à trois niveaux. La première activité est de lever des fonds, auprès d’acteurs publics, privés et corporate. On a levé plus d’un milliard de dollars en 10 ans sur cette thématique. La deuxième, c’est d’investir. Là, on a financé plus de 50 projets sur la même période. Enfin, la troisième, c’est bien sûr de gérer les portefeuilles et de délivrer de la performance et de l’impact pour les investisseurs.

Vous qui êtes, tous les deux, en contact quotidiennement avec ces sujets : pensez-vous vraiment qu’une transition vers une économie plus respectueuse de l’environnement est possible ?

E. M. : Je pense, réellement et sincèrement, que la transition est déjà en marche. Il y a eu une grande évolution des entreprises ces dernières années. Le changement climatique est devenu un risque pour les entreprises, la transition n’est donc plus une option. J’observe qu’on avance : je le vois tous les jours à Enedis avec nos fournisseurs et nos prestataires. Globalement, la France est plutôt bonne élève. Mais même la Chine est aujourd’hui en pleine transition.

« Le changement climatique est devenu un risque pour les entreprises, la transition n’est donc plus une option. »
— Eliza Mahdavy

Cela étant dit, la transition n’est pas une bascule, tout ne pourra pas se faire en un soir. Par conséquent, il faut accepter d’avoir ce fameux « en même temps ». C’est d’ailleurs le caractère propre de la transition. On avance progressivement, même si parfois ça nous apparaît plus lent que ce qu’on aurait espéré en tant que directrice RSE ou directeur développement durable, etc.

G. Q. : Ce sont évidemment des questions très complexes et systémiques auxquelles il est difficile de répondre en quelques mots. Mais disons qu’aujourd’hui, on sort d’un cycle qui a duré presque 10 ans – depuis l’accord de Paris – pendant lequel il y a eu une sorte d’engouement et d’engagement de tous les acteurs de l’économie qui ont créé les fondations d’une économie qui intègre beaucoup plus les aspects extrafinanciers, l’environnement, mais aussi le social. On a gagné en maturité.

Désormais, le nouveau cycle qui s’ouvre devant nous, est celui du réalisme et de la gestion des risques physiques. C’est-à-dire que nous ne sommes plus dans une logique où le changement climatique est un problème qui arrivera dans le futur, c’est un changement qui arrive aujourd’hui. Cela présente des risques bien réels pour l’économie et les entreprises.

Donc oui, la transition est possible, mais ça se fera d’une certaine manière dans la douleur. Il va falloir garder un souffle, une inspiration parce qu’on entre dans une phase assez complexe, qui nécessite de mobiliser les bonnes énergies.

« Nous ne sommes plus dans une logique où le changement climatique est un problème qui arrivera dans le futur. »
— Gautier Quéru

La croissance économique et le développement des nouvelles technologiques extrêmement gourmandes en ressources, est-elle vraiment compatible avec la protection de la planète ? Une décroissance n’est-elle pas nécessaire ?

E. M. : Je pense qu'on a vraiment besoin de la croissance économique. Il est plus facile de prôner la décroissance lorsqu'on vit dans un pays riche avec les conforts associés. Je ne suis pas sûre que ce discours soit vraiment audible dans les pays en voie de développement. Après, tout dépend évidemment de comment on utilise cette croissance économique, vers quoi on oriente le capital, les flux financiers. Si on revient à la définition même de développement durable, qui s’est un peu perdue, c’est un développement à la fois social, environnemental et économique, à l’endroit où ces trois cercles se rejoignent et permettent une durabilité. 

Quant au développement des nouvelles technologies, le plus complexe est certainement le dosage. Prenons par exemple l'IA. Il est dérisoire de vouloir la combattre ou l’empêcher de se développer parce qu'elle est déjà là. Faisons plutôt en sorte de la rendre utile, en orientant sa puissance vers des actes responsables et éthiques. Actuellement, nous faisons par exemple des essais pour détecter les passoires thermiques pour permettre de mieux lutter contre la précarité énergétique. Et, il faut bien évidemment, trouver des sources d'énergie qui soient le moins polluantes possible. 

Mirova et Natixis Investment Managers ont décidé de contribuer à financer la Paris Climate School de Sciences Po qui recevra sa première promotion d’étudiants à la rentrée 2026. Pourquoi est-ce que cela vous semble si important de former les générations futures à ces enjeux ? 

G. Q. : Je suis convaincu que les sujets environnementaux ne sont pas que des enjeux techniques, mais sont des enjeux de transition sociétale. Les défis sont nombreux, que ce soit au niveau de la géopolitique, du partage de la richesse, de pilotage et de gouvernance afin d'accompagner les transitions sur le plan environnemental, mais aussi social. La Paris Climate School vient répondre à ces enjeux par un prisme propre à Sciences Po qui est justement d'intégrer les dimensions politiques, géopolitiques, sociales, économiques et juridiques. Former de nouvelles générations à ces problématiques est indispensable puisque la transition, elle viendra, qu'on le veuille ou non, face au risque physique.

« Les sujets environnementaux ne sont pas que des enjeux techniques, mais sont des enjeux de transition sociétale. »
— Gautier Quéru

Après l’obtention de vos diplômes à Sciences Po, sous quelles formes votre lien avec l’école a-t-il perduré ?

E. M. : Notre école a toujours été très précurseur dans plusieurs domaines, que ce soit la géopolitique, les questions de souveraineté ou d’écologie, etc. Je participe autant que mon emploi du temps le permet aux conférences qui se tiennent – souvent d'ailleurs à guichet fermé. Je me suis aussi toujours rendu disponible pour les jeunes étudiants ou diplômés qui me contactent et souhaitent s'orienter vers la RSE ou la finance durable d'ailleurs. Enfin, chaque année, je prends toujours un ou deux stagiaires venant de l’école.

En tout cas, Sciences Po est vraiment omniprésente dans ma vie professionnelle et même personnelle ! Concernant l’association des Alumni, je suis intervenue l’année dernière lors d’une conférence organisée par le groupe professionnel Environnement et Développement durable (EDD). C'était un super moment et j’ai, depuis, gardé un lien avec le groupe.

G. Q. : Sans pour autant être moi-même maître de conférences à Sciences Po, je suis régulièrement invité dans des cours pour parler de finance durable ou de sujets en lien avec l'énergie, le climat ou la biodiversité. C’est une façon de transmettre après avoir reçu, mais c’est également une manière de rester vivant intellectuellement en me confrontant au point de vue des étudiants.

J’ai également gardé un lien avec la rue Saint-Guillaume en étant membre de l’association des Alumni. Je préside le groupe de la promo 2004, dont on a organisé les 20 ans récemment. Il me semblait important de fédérer et de garder ce réseau qui est une chance d'un point de vue personnel. C’est un plaisir de retrouver des anciens camarades et de croiser les points de vue, chacun ayant une trajectoire unique. Et puis, j'ai fréquemment participé aux événements de l’association, notamment ceux du groupe professionnel Environnement et développement durable. J’ai, par exemple, récemment animé une table-ronde pendant la Paris Climate & Nature Week en octobre dernier. Avec tous les enjeux dont Sciences Po se saisit sur le climat, je pense que nous aurons énormément de synergies à développer avec le groupe Environnement et développement durable.

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