Espace : le mot du linguiste

Espace : le mot du linguiste

Spécialiste de la grammaire historique du français et professeur émérite à la Sorbonne depuis 2018, Olivier Soutet explique comment la définition de l’espace a évolué d’une conception bornée à une vision illimitée, liée à la notion de temps.

Par Olivier Soutet

À en croire l’étymologie latine soutenue par de nombreuses attestations, spatium, duquel découle notre mot « espace », renvoie volontiers au départ à un espace plutôt pensé comme borné et à fin spécifique : il peut, selon les contextes, désigner un champ de courses, une arène ou encore un lieu de promenade, sans négliger, bien entendu, les cas où, délié d’une référence à tel environnement particulier, il renvoie à une étendue aux dimensions non spécifiées. Au moins aussi intéressants sont les emplois où l’objet visé par le mot est le temps entendu comme durée. Ce qui suggère d’emblée une profonde complicité entre ces deux objets, temps et espace, que la réflexion métaphysique ne manquera pas de lier très étroitement.

Il ne semble pas douteux que le français privilégie comme emploi prototypique du mot « espace » celui qui s’attache au sens d’« étendue », étendue fondamentalement pensée (à tort ou à raison) comme non bornée, c’est-à-dire ouverte, celle d’un paysage, par exemple, largement dégagé, dont certes nous savons qu’il est limité par une ligne d’horizon, mais en fait toujours éminemment provisoire et changeante, selon une logique de continuité, et non d’additions successives. Ce qui interdit de considérer que l’espace, en tant que perçu, serait de l’ordre de la mesure, donc de la quantification.

« De l’illimité, on dérive aisément vers l’infini. »

On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, qu’« espace » et « illimité » soient volontiers associés et qu’à ce titre, l’espace puisse être perçu comme le lieu de ma liberté, de mes voyages, de mes errances (éventuelles) et de mes dépassements. Au niveau institutionnel et économique, le lieu des conquêtes et des anticipations techniques.

Mais cette vastitude définitoire de l’espace n’est pas seulement source de prospectives et de prospections. De l’illimité, on dérive aisément vers l’infini. L’espace devient alors l’affaire des physiciens (qui continuent de débattre de sa finitude ou de son infinitude), des peintres et des poètes, qui y puisent la source d’une méditation ou d’une rêverie, et des philosophes, qui trouvent en lui matière à une interrogation existentielle, tel Pascal se disant effrayé par le « silence éternel des espaces infinis ».

Pascal, on l’aura noté, associe dans cette phrase infinitude et éternité, celle-ci étant en l’occurrence pensée en termes d’épreuve, c’est-à-dire de temps sans fin plutôt que de délivrance, c’est-à-dire de sortie du temps. Manière à peine indirecte de nous ramener à la vieille complicité que le spatium latin nous avait déjà révélée. À dire vrai, l’un n’est pas pensable sans l’autre, ne serait-ce que parce que le temps n’est pas représentable sans recours à l’espace. C’est que, à bien des égards, plus directement palpable que le temps, l’espace prête sa forme à celui-ci, le maîtrise (sans le dominer) en le visualisant, comme le montrent les nombreuses représentations vectorielles du temps qu’offrent des disciplines aussi différentes que la physique, l’histoire (frise chronologique) ou encore la linguistique (quand elle essaie de mettre en évidence la structure des systèmes temporels observables dans les langues).

« Autant dire qu’espace et temps m’habitent bien plus que je ne les habite. »

Mais sans doute faut-il aller encore plus loin. Jusqu’alors, nous nous sommes tenus à l’extériorité des choses : l’espace que je vois, où je circule, le temps que je mesure ou dont j’éprouve la durée. Il y a plus : le temps et l’espace me sont intérieurs. Non pas seulement au titre de mon imaginaire, dont je peux toujours prendre conscience et me distancier, mais parce qu’ils sont les formes de mon intuition, entendue comme condition empirique de toute connaissance.

Pour le dire autrement, les formes sans lesquelles aucune représentation, aucune perception du monde n’est simplement possible. Autant dire qu’espace et temps m’habitent bien plus que je ne les habite. Dans cette mesure, il ne faut donc jamais oublier que je ne peux conquérir l’espace que parce que l’espace est déjà en moi.



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