Connaissance du cosmos : un état des lieux
Il y a 70 ans, l’Homo sapiens a entamé le chemin pour s’extraire du sol terrestre et partir vers ce ciel qu’il observe depuis si longtemps. On s’accorde à considérer que l’ère spatiale a commencé en plaçant Spoutnik sur orbite. En sept décennies, notre civilisation est passée d’une simple sphère émettant un laconique «bip-bip» à des humains de plusieurs nations installés dans une Station spatiale internationale sans interruption depuis près d’un quart de siècle.
Par Marie Ange Sanguy, rédactrice en chef du magazine Espace et Exploration
L’affirmation selon laquelle l’astronomie est une école de la modestie reste un grand classique. Cette mère de toutes les sciences nous a appris que la Terre n’est pas le centre de la création et que le firmament ne tourne pas autour d’elle. Notre monde orbite autour d’une étoile banale située dans une galaxie qui n’a rien de remarquable, sorte d’univers-île perdu dans un vaste océan d’autres galaxies innombrables. On aurait pu croire que parvenir à envoyer des sondes explorer les planètes du système solaire ou même marcher sur la Lune se serait traduit par une leçon de l’astronautique en contradiction avec celle de l’école de la modestie. Après tout, la course à l’espace, devenue course à la Lune entre les États-Unis et l’Union soviétique dans les années 1960, se caractérisait par une volonté de démonstration de puissance. Et pourtant.
Les nombreuses photographies de la Terre, appuyées par les témoignages des astronautes, ont en fait prolongé la leçon de modestie de l’astronomie. Tout ce qui nous semble si important s’avère surtout insignifiant au regard du cosmos. On pense bien sûr à l’extraordinaire cliché de William Anders lors d’Apollo 8 montrant la Terre et son bleu vivant au-dessus de la grise désolation de la Lune. Une photo qui n’était nullement prévue, que l’on doit donc à une initiative d’Anders et dont l’impact démontre ce que l’humain apporte à l’exploration spatiale. N’oublions pas le portrait de famille pris par Voyager 1 et accompli voici 35 ans, le 14 février 1990. Oui, c’est un engin robotique qui l’a réalisé, mais l’idée vient de l’astronome américain et talentueux vulgarisateur Carl Sagan. Cette série d’images montre les planètes aperçues par la caméra d’une sonde voguant à plus de six milliards de kilomètres de nous (Voyager 1 est bien plus loin maintenant). Notre monde y occupe moins d’un pixel baigné dans la lueur du Soleil, inspirant à Sagan l’expression pale blue dot (point bleu pâle) ainsi qu’un texte poignant, toujours d’actualité. Notamment cet extrait : « Songez aux fleuves de sang déversés par tous ces généraux et ces empereurs afin que, nimbés de triomphe et de gloire, ils puissent devenir les maîtres temporaires d’une fraction d’un point. »
En plus de prolonger la leçon de modestie de l’astronomie (on pense à l’apport des observatoires spatiaux), l’astronautique a aidé à une prise de conscience plus affirmée de la beauté et de la fragilité de notre planète. Fragilité mise en exergue par les nombreux satellites d’observation de la Terre, qui documentent le changement climatique. Aller vers le ciel, que ce soit avec des télescopes ou des engins, revient toujours à regarder notre berceau, éventuellement différemment.
“Peu de gens savent que des expériences à bord de l’ISS ont pour but de faire avancer la recherche de traitements contre plusieurs maladies. ”
Les capacités actuelles de l’astronautique sont indéniablement spectaculaires. Pour rester autour de la Terre, les satellites apportent quotidiennement tellement à la vie de tous les jours qu’on ne s’en rend plus compte. Météo, télécommunications, géolocalisation, etc., pour se limiter à des aspects très terre-à-terre.
Tout ceci demande des lanceurs fiables et un outil industriel performant afin d’entretenir ce qui est devenu une véritable infrastructure spatiale... en grande partie non perçue par les utilisateurs au sol ! Et c’est encore pire pour les avancées technologiques ou scientifiques amenées ou accélérées/améliorées par l’espace. Peu de gens savent que des expériences à bord de l’ISS ont pour but de faire avancer la recherche de traitements contre plusieurs maladies. L’ignorance en la matière atteint des sommets avec le fameux Space Pen, qui permettrait d’écrire à vie sur le plancher des vaches et aurait coûté un million de dollars à la NASA. Non. L’entrepreneur Paul Fischer a développé ce stylo sur fonds privés et a fini par convaincre l’agence américaine de son utilité – les crayons ne sont pas idéaux en impesanteur à cause de la poussière qui se forme en les taillant ou en les utilisant. La NASA a acheté des Space Pens au prix normal (quelques dollars), mais Fischer tenait là une belle publicité.
Cette anecdote, qui pourrait n’être que cocasse si elle n’avait pas engendré une légende urbaine à l’effet négatif, souligne que l’astronautique n’a rien d’intuitif. Si on a bien une connaissance de quelque chose concernant l’espace, c’est qu’il est tout d’abord extrêmement hostile et en même temps particulièrement fertile en (très) mauvaises surprises potentielles (demandez aux personnes chargées de faire atterrir un engin sur Mars ou même sur la Lune).
“Où est la navette Orion III de la compagnie Pan Am qui sert à rejoindre une immense station spatiale aussi facilement qu’on ferait Marseille-Paris en A320 ?”
Le spatial, par la difficulté même qu’il y a à réussir une mission, prolonge donc la leçon de modestie de l’astronomie. Souvent vue (à juste titre) comme un exemple remarquable de ce que peut faire notre civilisation, l’histoire du programme Apollo regorge, outre la tragédie d’Apollo 1 au sol ou le sauvetage d’Apollo 13, de moments où la bascule vers l’échec ou le succès n’a tenu qu’à un fil. Mais pour des raisons géopolitiques, le narratif ne devait mettre en avant que le succès et ne pas trop insister sur les difficultés. Sauf celles prévues et brillamment contournées ! Ainsi s’est imposée auprès du grand public l’idée d’un spatial où tout est nominal, alors que la réalité est plutôt : « space is hard ». Une phrase martelée par le Jet Propulsion Laboratory (JPL) de la NASA à propos de chaque arrivée autour de ou sur Mars pour rappeler le souvenir de quelques échecs douloureux. Le risque le plus grand réside dans l’illusion de la routine.
L’année 2024 a ainsi vu un nouveau record avec 261 lancements de fusées. Attardons-nous sur ce chiffre. Presque 70 ans après Spoutnik, le chiffre est bel et bien un record. Mais pour l’aérien, on compte sur la même année environ 100 000 vols... par jour ! Comparaison n’est pas raison et cela s’applique à ce parallèle entre l’aérien et le spatial. Les puissances et contraintes ne sont pas du même ordre. Un avion de ligne vole autour de 850 km/h et un vaisseau vers l’ISS à 28 000 km/h. Les buts poursuivis ne sont pas les mêmes. La comparaison, injuste de toute évidence, permet toutefois de se rendre compte qu’en dépit de progrès spectaculaires et laborieux, le spatial ne fait que commencer à déployer le potentiel promis. À ce titre, regarder aujourd’hui le classique 2001, l’Odyssée de l’espace, qui date de 1968, invite à examiner ces promesses. Où est la navette Orion III de la compagnie Pan Am qui sert à rejoindre une immense station spatiale aussi facilement qu’on ferait Marseille-Paris en A320 ?
Vingt-quatre ans après l’année envisagée par le film de Stanley Kubrick, où sont l’imposante base lunaire ou la mission habitée vers Jupiter à bord du Discovery One à propulsion nucléaire ? Curieusement, l’ordinateur de ce vaisseau nous apparaît plus en phase en termes de prédiction de l’avenir tant il évoque le débat sur l’intelligence artificielle. Ah oui, il y a aussi les écrans plats et les tablettes numériques comme anticipation exacte dans ce film (notez les écrans utilisés par les astronautes du Discovery pour regarder la télévision). Mais côté infrastructures spatiales, la douche n’est pas froide, elle est glacée ! La compagnie Pan Am a fait faillite depuis... Le futur spatial aussi ?
Peu après 2001, l’Odyssée de l’espace, les années 1970 ont vu se développer des concepts d’usines orbitales profitant de l’impesanteur pour fabriquer matériaux et médicaments impossibles à réaliser sur Terre. Des idées de cités dans l’espace de plusieurs milliers voire millions d’habitants sont sorties d’études réalisées par des universités prestigieuses et on pense plus particulièrement aux gigantesques cylindres en rotation que Gerard O’Neill exposait dans des séminaires à Princeton, inspirant un certain Jeff Bezos. Ce dernier, ayant fait fortune avec Amazon, soutient sa compagnie spatiale Blue Origin, qui affiche très officiellement la volonté de bâtir « un avenir où des millions de personnes vivront et travailleront dans l’espace ». D’autres projettent une Mars habitée et peut-être même terraformée, ce qui constitue d’autres rêves futuristes des années 1970. C’est un aspect différent que nous apprend l’espace : l’importance de l’inspiration pour bâtir un avenir. Toutefois, la génération des entrepreneurs du New Space, bien que nourrie par des réflexions des années 1970, n’a plus pour outil l’initiative étatique, mais celle du commerce, des sociétés privées. Les changements à venir ne font probablement que commencer alors que les ruptures sont déjà brutales, à l’image du lanceur Falcon 9, dont le premier étage est réutilisable une vingtaine de fois.
Certaines visions jugées irréalistes après les années 1970 prendront peut-être corps. La fabrication de médicaments dans l’espace a ainsi été testée à deux reprises par la société Varda Space Industries, qui a fait revenir deux modestes capsules dotées d’un équipement automatique ayant produit là-haut des molécules plus « pures » (grâce à l’impesanteur) pour le Ritonavir, un médicament contre le VIH. Un congrès comme Health from Space, organisé à Cannes les 2 et 3 avril pour la troisième année consécutive, voit un rapprochement entre l’industrie pharmacologique et le spatial. Des usines automatiques sur orbite pour produire en quantité suffisante des médicaments inédits ou même imprimer en 3D des organes de remplacement ? Les participants à un tel congrès cherchent autant la faisabilité technique concrète que le modèle économique !
Bien évidemment, inutile de nier des obstacles sérieux comme la pollution orbitale, où les débris issus de l’activité spatiale mettent cette dernière en danger. Domaine où les exigences de souveraineté ont toujours été présentes et même décisives, l’astronautique n’échappe pas plus à l’instabilité géopolitique du présent. S’il y a une connaissance ou leçon supplémentaire à retenir de l’espace, c’est que ce milieu, imprévisible par essence en raison de son hostilité, pousse l’humanité à se dépasser, et qu’imposer des limites à ce qu’il nous apportera demain est un exercice au moins aussi périlleux que lui prédire des impossibilités... qui dépendent surtout de ce que nous ne savons pas.