L’Afrique, un continent tourné vers les étoiles
Nouveau terrain de jeux global, le continent africain compte bien tirer parti des rivalités entre les grands blocs pour développer son propre secteur spatial.
Par Constance Daire (promo 18) et Noé Michalon (promo 17)
En 2016, Julius Mkumba (le nom a été modifié), un homme d’affaires tanzanien, se voit proposer un alléchant contrat. Sa mission : convaincre des pays africains d’adhérer à Intersputnik, une organisation internationale moscovite spécialisée dans les services de télécommunications satellitaires. Créée au plus fort de la guerre froide, cette agence dispose depuis 2012 d’un port d’attache africain en Somalie, à l’est du continent. Aujourd’hui, ce reliquat de l’Union soviétique ambitionne encore d’imprimer sa marque en Afrique. En 2024, il s’affiche aux côtés de Dalkom Somalia à l’AfricaCom de Cape Town, en Afrique du Sud, et signe un accord de coopération mutuelle avec la Rascom, l’organisation panafricaine pour le développement de services de télécommunications par satellites. « Les pays africains occupent désormais une place importante dans les débats sur l’espace », explique le chercheur kényan Stephen Mogaka, spécialiste des relations internationales. « Il y a cette impression qu’à cause d’années de sous-investissement, l’Afrique n’a pas encore saisi l’immense potentiel de ce secteur. Le continent représente 20 % des terres émergées du globe, plus que les États-Unis, l’Inde, la Chine et l’Europe réunis. »
La proximité d’un certain nombre de pays, de l’Équateur et des océans attire les investisseurs. En mai 2024, nous détaillions pour Africa Intelligence la compétition entre puissances pour construire des pas de tir dans la région : l’un mené par une entreprise hong-kongo-émiratie à Djibouti, l’autre par une entreprise américaine à Lamu, dans le nord-est kényan. La plupart de ces infrastructures n’en sont qu’à un stade préliminaire, à l’exception d’un projet en Somalie où la Turquie a commencé, en décembre dernier, à construire un spatioport.
Le phénomène n’est pas nouveau : l’Université de Rome exploite depuis les années 1960 sa propre base de lancement à Malindi, sur la côte kényane, où l’italien est même devenu une seconde langue officieuse. Mais le regain de l’industrie sur la dernière décennie s’explique par le développement du New Space, qui promet un accès à bas coût aux technologies dédiées grâce aux nouveaux acteurs privés, comme l’Américain SpaceX. Nouveau terrain de jeux global, le continent souhaite tirer parti des rivalités géopolitiques et économiques entre grands blocs pour développer son propre secteur spatial.
Le Kenya et le Nigeria tirent leur épingle du jeu
Dans l’idée de coordonner des initiatives nationales parfois rivales, la commission de l’Union africaine a mis sur pied sa propre agence spatiale, l’ASA, qui devrait être inaugurée en avril, au Caire. Si celle-ci prend exemple sur son homologue européenne, l’European Space Agency, qui rassemble 23 États membres, elle est encore dotée d’un personnel et de moyens limités, ce qui ouvre la porte à un soutien des géants du secteur en pleine concurrence. Sur la vingtaine d’agences spatiales du continent, l’Afrique du Sud, le Kenya et le Nigeria tirent leur épingle du jeu.
De son côté, l’Europe se positionne, à l’heure où le programme SERVIR de la NASA est mis sur pause – le projet était financé par l’USAID, agence en voie de dissolution par l’administration Trump. En janvier, la Commission européenne signait un programme de partenariat spatial avec l’ASA financé à hauteur de 100 millions d’euros dans le cadre du projet « Global Gateway », un ensemble de financements visant à soutenir des infrastructures à travers le monde. Une alternative assumée aux nouvelles routes de la soie chinoises, qui incluent elles aussi un volet spatial. Les fonds européens devraient aider l’agence africaine à monter en gamme, mais aussi appuyer tout un écosystème de start-up – environ 270 aujourd’hui – qui cherchent à exploiter des données satellitaires dans la prévision météorologique, le secteur minier ou l’agriculture.
“« Ce qui se passe aux États-Unis crée un vide en Afrique, alors même que Pékin renforce sa présence. Ces partenariats, c’est du développement, mais aussi de l’influence diplomatico-économique »”
Car si plusieurs États africains se vantent d’avoir envoyé une soixantaine de satellites – souvent par l’entremise de prestataires russes, européens, chinois ou américains – le geste reste symbolique. Les gouvernements du continent ont également accès à un réseau de prestataires du monde entier leur permettant d’accéder à des technologies satellites. Lancé en 2020, le Français Prométhée Earth Intelligence fournit ainsi des constellations d’une poignée de nanosatellites – des cubes d’environ 10 centimètres de côté – à des pays africains, dont le Sénégal.
L’Europe tente d’accélérer sur un dossier où la Chine a plusieurs longueurs d’avance, grâce à des partenariats signés avec une vingtaine de pays africains. « Ce qui se passe aux États-Unis crée un vide en Afrique, alors même que Pékin renforce sa présence. Ces partenariats, c’est du développement, mais aussi de l’influence diplomatico-économique », explique le responsable d’une agence spatiale. L’intérêt de la Chine pour la construction d’un spatioport à Ras-Syan, en face de Djibouti, doit aussi se lire à la lumière de ses relations politiques et économiques avec la petite république portuaire, dont elle détient 55,7 % de la dette publique extérieure – aujourd’hui suspendue.
Si le projet n’a pas dépassé le stade de mémorandum d’accord (MoU), le partenaire chinois Touchroad International Holdings a fait un retour en force dans le pays, multipliant les annonces de complexes hôteliers et de constructions dans la zone économique exclusive, où elle dispose depuis 2016 d’une concession d’une durée de 45 ans. La Chine voit dans le spatial africain une opportunité pour développer ses propres acteurs du New Space tout en s’affranchissant de certains traités internationaux, comme le souligne un article de Foreign Policy de 2023. Contrairement à Pékin, Djibouti n’est pas signataire de celui de 1967 qui régit le droit spatial, encadre les responsabilités des États – prémices de débats à venir sur les débris spatiaux – et interdit l’envoi d’armes nucléaires en orbite.
Le processus est désormais bien engagé, avec l’adoption d’une législation nationale et l’adhésion au Comité des utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique (COPUOS, en anglais) lors de la 79e Assemblée générale des Nations unies cet automne. Des évolutions qui ont pu décourager les investissements de Pékin dans un spatioport djiboutien. « Les Chinois ont peut-être été surpris de trouver face à eux une loi spatiale finalement verrouillée », avance un expert proche du dossier.
En février 2025, Reuters détaillait les multiples dons d’équipement et de satellites par Pékin à ses partenaires sur le continent. La condition ? Un accès aux données récoltées par les technologies chinoises. L’empire du Milieu dispose également, depuis 2018, d’un centre sino-arabe en Tunisie pour gérer les satellites utilisant son système de géolocalisation BeiDou, qui vise à concurrencer le GPS américain. « L’année dernière, l’Égypte, l’Afrique du Sud et le Sénégal ont accepté de collaborer avec la Chine pour un projet de base sur la Lune », ajoutait l’agence de presse.
Les capacités technologiques des États africains restent modestes, mais le domaine spatial commence à gagner ses galons. « Par le passé, tout investissement en Afrique dans ce secteur était perçu comme une dépense des élites corrompues, reprend Stephen Mogaka. Mais un changement s’opère, car beaucoup d’Africains réalisent l’énorme potentiel de transformation que permettent les technologies spatiales. Dans un continent sur lequel seuls 22 % de la population peuvent accéder au web, selon la Banque mondiale, l’internet par satellite peut significativement aider à réduire ces inégalités d’accès. »
“« Par le passé, tout investissement en Afrique dans ce secteur était perçu comme une dépense des élites corrompues. »”
Le dilemme Starlink
Flairant l’opportunité, le géant américain Starlink d’Elon Musk s’est déjà implanté dans une vingtaine de pays sur les 54 du continent. Non sans bouleversements : l’accessibilité de ces services et des prix parfois comparables à ceux des concurrents ébranlent les marchés. Au Kenya, la rapide croissance de l’entreprise parmi les classes moyennes supérieures a poussé le principal opérateur du pays, Safaricom, à revoir la qualité de ses services à la hausse, tandis que le Parlement a demandé l’ouverture d’une enquête sur les pratiques commerciales de l’entreprise américaine. En Afrique du Sud, l’administration a bloqué toute implantation de la firme d’Elon Musk tant que celle-ci ne s’associait pas à un partenaire sud-africain noir, en vertu des lois sur la discrimination positive.
La révolution spatiale pourrait reconfigurer le fonctionnement même des États africains. En recourant à un prestataire externe sans relais terrestre dans leur pays, les autorités peuvent moins contrôler l’accès à internet, alors même que certains États ont restreint ou coupé le réseau lors de périodes sensibles, comme l’Ouganda en marge des élections de 2021. « Les technologies spatiales peuvent aussi renforcer la manière dont les gouvernements sécurisent leurs régions et leurs frontières, rappelle Stephen Mogaka. Elles peuvent servir à améliorer l’agriculture et les revenus des communautés des régions isolées. Le fait qu’elles aient été négligées a nourri un cycle de conflits et de violence. »