Quel poids pour les syndicats français ?

Quel poids pour les syndicats français ?

Malgré un léger mieux, le nombre de syndiqués français est le plus faible de toute l’Europe. Un état de fait multifactoriel qui trouve sa source dans les rivalités entre les organisations et le rôle très interventionniste de l’État.

Par Ismaël El Bou-Cotterau (promo 25)

Le 19 janvier 2023 à Toulon, France. (Crédits : Shutterstock)

C’est presque une photo de famille. Nous sommes en janvier 2023, la CGT de Philippe Martinez et la CFDT de Laurent Berger défilent ensemble dans les rues de Paris contre la réforme des retraites. Derrière la banderole, les deux anciens leaders des principaux syndicats échangent des regards complices devant les caméras. « La lutte de miel », titre alors Libération. Fini les procès en soumission au patronat ou en sectarisme pavlovien, les divergences sur les réformes du Code du travail sous Hollande et Macron. Cet hiver-là, le cinquantenaire réformiste et le moustachu contestataire ont mis entre parenthèses leurs désaccords pour s’opposer au recul de l’âge légal.

S’ils n’ont pas eu gain de cause – la réforme est passée via le 49.3 –, ils se sont attachés à montrer l’image d’un camp syndical plus uni, sans renier leur sensibilité respective. Une démarche que tentent de poursuivre leurs successeures, Sophie Binet (CGT) et Marylise Léon (CFDT). Autre motif de satisfaction : après la séquence des retraites, les centrales ont enregistré une hausse de leurs effectifs (60 000 nouveaux adhérents pour la CGT et 89 000 pour la CFDT). Peut-on en conclure que le syndicalisme s’est durablement renforcé ?

Échec du conclave sur les retraites

« Ce rebond doit être nuancé », prévient Maxime Quijoux, sociologue spécialiste du syndicalisme. « Cela concerne certains territoires ou secteurs spécifiques, mais ne se traduit pas nécessairement par une augmentation nette des effectifs. On observe en effet un phénomène de “panier percé” : les organisations syndicales gagnent des adhérents, mais en perdent souvent autant. On assiste à une forme de redynamisation, mais une reprise durable doit être confirmée. En termes de rapport de force, les syndicats n’ont pas véritablement renforcé leur position vis-à-vis du pouvoir exécutif, comme le montre l’échec du conclave sur les retraites. »

Cette concertation, mise en musique par Matignon, n’a en effet pas permis de revenir sur l’âge légal, sujet verrouillé. Certains ont claqué la porte, dénonçant un simulacre de débat. De quoi interroger l’avenir des syndicats et leurs difficultés à peser sur les orientations politiques.

Premier constat : seulement un salarié sur 10 est syndiqué en France. Le taux chute à 8 % dans le privé et à 5 % dans les entreprises de moins de 50 salariés. Seul le secteur public tire son épingle du jeu, avec un taux de 18 %. Des chiffres particulièrement faibles si on les compare à ceux de nos voisins européens : plus de 50 % des salariés sont syndiqués dans les pays nordiques, 25 % au Royaume-Uni.

« L’entreprise s’est ouverte à une multitude d’intervenants. C’est devenu un palais des courants d’air. Toute une partie du salariat échappe à l’influence syndicale »
— Jean-Marie Pernot

Le taux de participation aux dernières élections syndicales s’élève à 36,5 %, en baisse par rapport aux 10 dernières années. Les causes de ce faible enracinement syndical sont connues : désindustrialisation, disparition des bastions ouvriers, développement massif de la sous-traitance, atomisation des formes de solidarité collective… « L’entreprise s’est ouverte à une multitude d’intervenants. C’est devenu un palais des courants d’air. Toute une partie du salariat échappe à l’influence syndicale », souligne Jean-Marie Pernot, politologue et chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires).

La liberté d’adhésion, à double tranchant

Les politiques étatiques sont elles aussi sur le banc des accusés. « L’État a progressivement assigné aux organisations syndicales un rôle d’accompagnement des réorganisations d’entreprise et des politiques managériales, déplore Maxime Quijoux. Il y a une discrimination syndicale forte : dans de nombreux secteurs précaires, les directions n’hésitent plus à licencier des syndicalistes, sans crainte de sanctions. L’État ne joue plus son rôle de garant des droits syndicaux. Les inspecteurs du travail sont débordés, et la crise de vocation dans cette fonction aggrave encore la situation. » Plus récemment, la réforme du Code du travail portée par le gouvernement Philippe II (entre juin 2017 et juillet 2020) a été accusée d’affaiblir les organes de représentation syndicale.

À l’étranger, d’autres modèles plus incitatifs existent. En Belgique ou en Suède, l’adhésion à un syndicat est conditionnée à l’accès à certaines prestations sociales. Au Canada, une cotisation est obligatoire, même sans adhésion formelle. En France, cette idée reste largement rejetée, y compris parmi les syndicats eux-mêmes, qui tiennent à la liberté d’adhésion.

Des sujets transversaux – souffrance au travail, écologie, égalité femmes-hommes – pourraient ouvrir la voie à des actions communes.

Dès lors, que faire ? Jean-Marie Pernot appelle les syndicats à engager une réflexion de fond sur la question du rapport au travail. « Ils peuvent unir et intéresser les gens grâce à ce sujet, qui englobe les précaires, les cadres, les jeunes, les femmes à temps partiel touchés par une dégradation des conditions de travail. » Cela permettrait de renforcer les liens avec les représentants syndicaux et de ne plus se tourner vers eux uniquement en cas de suppression de poste ou de réorganisation interne. Autre piste : agir aussi hors de l’entreprise, en intensifiant la présence au sein des bourses du travail, pour s’adresser à ceux qui sont exclus du salariat classique.

Sophie Binet, Secrétaire générale de la CGT. (Crédits : Selbymay)

« Pour sortir de l’isolement, certains syndicats réfléchissent à des formes d’organisation plus territorialisées, explique Maxime Quijoux. La CGT, par exemple, travaille sur la mise en place de syndicats départementaux. Dans une note pour le think tank Intérêt général, nous proposons de créer un mandat d’organisateurs syndicaux, chargés de couvrir des territoires, d’aller à la rencontre des entreprises, notamment dans les secteurs précaires. »

Des sujets transversaux – souffrance au travail, écologie, égalité femmes-hommes – pourraient ouvrir la voie à des actions communes. Encore faut-il que la logique unitaire entre syndicats se matérialise concrètement, au-delà des affichages médiatiques. « Le champ syndical fonctionne parfois comme un univers de clubs de football : on préfère se différencier plutôt que chercher des ponts », constate Maxime Quijoux. Un diagnostic que confirme Élodie (le prénom a été changé), professeure et syndicaliste à la CFDT : « Au sein de mon lycée, les deux principaux responsables syndicaux ne peuvent pas se saquer. Il y a donc peu d’unité dans les actions. C’est quelque chose que je déplore. Cela peut donner une mauvaise image, alors que les syndicats sont souvent une aide précieuse pour faire valoir nos droits. »

Autant de défis qui rappellent l’importance du syndicalisme, malgré son affaiblissement. Dans Une autre voie est possible (Flammarion, 2018), les chercheurs Dominique Méda, Éric Heyer et Pascal Lokiec rappellent les résultats d’une enquête européenne dirigée par le sociologue Duncan Gallie concluant que le bien-être au travail est plus élevé dans les pays nordiques. Une seule variable explicative se dégage avec constance : le taux d’adhésion à un syndicat.



Christine Lavarde : “Marquer le coup pour obliger le gouvernement à se positionner”

Christine Lavarde : “Marquer le coup pour obliger le gouvernement à se positionner”

Réguler l’espace,  un casse-tête de plus pour l’Europe

Réguler l’espace, un casse-tête de plus pour l’Europe