Étienne Klein : “Notre attention se détourne de l’univers”

Étienne Klein : “Notre attention se détourne de l’univers”

Physicien, il fait également œuvre de vulgarisation à la radio et dans l’édition. Pourquoi la diffusion des connaissances scientifiques est-elle plus que jamais nécessaire?

Propos recueillis par Thomas Arrivé

Au cours de l’histoire, l’espace a été pensé différemment par Newton, puis Einstein. Faut-il s’attendre à une nouvelle théorie dans l’avenir ?

Etienne Klein (Crédits : Thomas Arrivé)

Chez Newton, l’espace est statique, indépendant de ce qui se passe en son sein, et sans courbure. Quant à la gravitation telle qu’il la décrit, elle est une force par laquelle les objets massifs s’attirent au travers de l’espace. Avec Einstein, le temps se couple à l’espace pour devenir l’espace-temps, et la gravitation cesse d’être une force pour devenir une déformation de la géométrie de l’espace-temps. Ce dernier se trouve en somme courbé par les objets massifs qu’il contient, et aussi par l’énergie. La théorie de la relativité générale, car c’est ainsi qu’on appelle la théorie d’Einstein, a permis de prédire avec une grande précision l’existence des trous noirs et des ondes gravitationnelles, ce qui lui donne une certaine « force», pour le coup.

Cette théorie est-elle définitive ?

Nul ne le sait. Il y a deux problèmes à considérer. Le premier est que l’espace-temps qu’elle met en scène est différent de celui de la physique quantique, qui décrit, elle, les autres forces de la nature (électromagnétique et nucléaire). Le second tient en ce que la dynamique observée des galaxies ne correspond pas aux prévisions qu’on peut faire simplement à partir d’elle. C’est le signe, soit qu’il existe une « matière noire » qui n’émet pas de lumière mais qui agit gravitationnellement sur les galaxies d’une façon qui permet d’expliquer l’écart constaté, soit qu’il faut remanier la théorie. L’avenir nous dira ce qu’il en est.

Vous menez de front une carrière de chercheur et un parcours de vulgarisateur. Pourquoi ce choix ?

J’ai aimé enseigner dès que l’occasion s’est présentée à moi, en petites classes, à Centrale. Transmettre des notions complexes demande beaucoup de travail de préparation. Il ne suffit pas de les avoir apprises superficiellement. Je me servais beaucoup des paradoxes qui existent en physique, comme celui du chat de Schrödinger ou des jumeaux de Langevin, car ils avaient la vertu de tenir les étudiants en haleine. Alors je m’étais dit qu’à la retraite, il serait bien que j’écrive un livre sur les vertus pédagogiques des paradoxes.

Et puis on m’a soudain diagnostiqué un problème de santé laissant présager le pire. Alors, sans plus attendre, je me suis mis à écrire d’une traite Conversations avec le Sphinx, les paradoxes en physique, paru en 1991 chez Albin Michel. Finalement, je ne suis pas mort, ce qui m’a permis de continuer... à écrire des livres !

L’environnement et le numérique sont les sujets du moment. La voix des scientifiques est-elle plus nécessaire que jamais ?

Souvent, quand on interroge un scientifique, c’est pour lui demander ce qu’il pense. Or, le plus important, à mes yeux, c’est ce qu’il sait !

Souvent, quand on interroge un scientifique, c’est pour lui demander ce qu’il pense. Or, le plus important, à mes yeux, c’est ce qu’il sait ! Prenez les physiciens : leurs connaissances sont intéres- santes, car contre-intuitives en général. Parce que nous autres, hu- mains, sommes consignés dans un contexte –notre planète et son environnement proche– et tout nous porte à croire qu’il constitue la référence unique et absolue pour penser, raisonner, savoir, découvrir, comprendre. Qu’il contient en somme tous les ingrédients nécessaires et suffisants pour l’identification des lois du monde, celles qui sont les plus « naturelles ». Or, les lois physiques, celles qui valent universellement, ne relèvent pas d’une bureaucratie des apparences ni d’une connivence empathique avec les choses. Elles sont même radicalement différentes de celles que nous déduisons du spectacle que nous offre le monde, ou même de notre ressenti physique. De là vient qu’elles nous paraissent si étranges, si étrangères même. En somme, ce monde-là, parce qu’il impose à notre corps et à notre esprit toute l’autorité de sa présence à la fois proche et permanente, occulte en permanence l’univers tel qu’il se déploie au-delà de lui. C’est encore plus vrai aujourd’hui avec la «pollution lumineuse», cette lumière artificielle qui, la nuit, prive un nombre croissant d’êtres humains du spectacle de la Voie lactée. C’est pourquoi j’ai l’impression que notre esprit se « rabat ». Nous parlons bien plus de notre environnement et des problèmes qui s’y posent que de l’univers. J’ai vu ce matin la photo extraordinaire d’un disque protoplanétaire prise par le télescope James-Webb. Elle ne fera pas la une des journaux.

Les découvertes scientifiques ne sont plus assez médiatisées?

Savez-vous ce qui a apporté la célébrité à Einstein ? En 1919, une éclipse totale de Soleil a été visible depuis l’hémisphère Sud. Un Anglais nommé Arthur Ed- dington est parti pour Sao Tomé-et-Principe afin de profiter de cette occasion pour montrer que le père de la relativité avait raison: la lumière est déviée par la matière. Ce résultat fit la une des journaux dans le monde en- tier, avec le portrait d’Einstein et moult explications. Aujourd’hui, l’ambiance est différente. Quand on a annoncé la découverte du boson de Higgs, en juillet 2012, j’ai eu le sentiment que l’impor- tance de la chose n’était pas vraiment expliquée au public.

Ni la relativité ni la physique quantique ne passeraient l’épreuve d’un référendum, dites-vous quelquefois. Comment peut-on être scientifique et démocrate?

David Hume défendait l’idée que la souveraineté d’un peuple libre se heurte à une limite, celle de la vérité, sur laquelle elle ne saurait avoir de prise: même si le genre humain tout entier concluait que le Soleil tourne autour de la Terre, la Terre continuerait d’orbiter autour du Soleil. Les vérités scientifiques ne sauraient donc relever d’un vote. Mais à défaut d’être démocratiques, les connaissances scientifiques ont ceci de républicain qu’elles sont «affaire publique». La République accorde en effet à toute connaissance une valeur spécifique, qu’elle possède du seul fait de son statut de connaissance. À ce titre, tous les savoirs doivent pouvoir circuler librement, sans rencontrer d’entraves politiques, idéologiques ou religieuses : ni la loi de la sélection naturelle, ni le principe d’inertie, ni l’expansion de l’univers n’appartiennent à quelqu’un en particulier.

« À défaut d’être démocratiques, les connaissances scientifiques ont ceci de républicain qu’elles sont «affaire publique »

L’idée de République et la notion de connaissance paraissent donc intriquées par nature, sous réserve que soit pratiquée ce qu’Henri Bergson appelait la «politesse de l’esprit », cette sorte de souplesse intellectuelle qui permet le dialogue de chacun avec tous.

Mais il y a deux problèmes : d’une part, la politesse de l’esprit n’a guère cours ; d’autre part, la science n’est pas facile à partager... Tout travail de discernement, de clarification, de transmission de ce qui est complexe relève quasiment de l’héroïsme. « Aucune pensée n’est immunisée contre les risques de la communication », prévenait déjà Theodor Adorno [philosophe allemand, NDLR]. C’est ainsi que pendant la pandémie de Covid-19, nous avons vu se propager des formes très intenses et très contagieuses (elles aussi) de «  populisme scientifique », c’est-à-dire un type de discours qui promeut des points de vue intuitifs et souvent erronés sur toutes sortes de sujets.

En tant que scientifique, votre participation au débat public rappelle celle de Michel Serres à qui vous rendez hommage dans Courts-circuits, chez Gallimard (2023). En quoi vous inscrivez-vous dans son prolongement ?

Nous avons travaillé ensemble à l’écriture du Trésor, un dictionnaire des sciences rédigé par un groupe de scientifiques qui se réunissait à la Fondation des Treilles, dans le sud de la France.

Dès notre première rencontre, je fus frappé par son langage luxuriant, son art d’inventer des questions insolites, sa passion d’expliquer, sa détestation des poncifs autant que du gloubiboulga, sa curiosité gourmande, son souverain mépris des frontières et des cases : cybernétique, communication, religions, histoire des sciences, mythologie, art, mathématiques, corps, fleurs, symboles, langues, sports, océans, Tintin, Jules Verne... tout l’intéressait. C’est la leçon principale que je retiens de lui: il faut mettre sur pied une « science des passerelles ».


Cet article a initialement été publié dans le numéro 32 d’Émile, paru au printemps 2025.



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