80’s et 90’s... Nos plus belles années ?
Plus que les autres, les décennies 1980 et 1990 apparaissent comme des références, y compris aux yeux de ceux qui sont trop jeunes pour les avoir connues. Obsession pour un monde analogique libre du flot quotidien de sollicitations ? Refuge face à l’anxiété actuelle latente, entre incertitude climatique, spectre pandémique et émergence de conflits ? Décryptage du culte de cette période.
Par Claire Bauchart (promo 10)
Des caprices de Rachel, la « friend » de toute une génération au vibrant besoin d’amour des personnages de Starmania, les eighties et nineties continuent de faire les beaux jours des plateformes de streaming, de remplir les salles et de séduire les internautes... à l’instar des plus de 55 000 followers du compte Instagram @memoireannees90 célébrant Tom-Tom et Nana, les Game Boy ou l’immarcescible Club Dorothée. « Ces années constituent un marqueur majeur », reconnaît Emmanuelle Fantin. Maîtresse de conférence au Celsa, cette experte a notamment codirigé l’ouvrage Nostalgies contemporaines. Médias, cultures et technologies (Presses universitaires du Septentrion, 2021). « Un peu comme si, depuis notre entrée dans l’univers numérique, nous regrettions le monde analogique et ses imperfections. » Et d’évoquer la résurrection de quelques disquaires, l’appétence pour les photos d’autrefois...
La nostalgie, remède à l’ultra-connexion et aux crises ?
À croire que ces vestiges antérieurs à l’an 2000 s’apparentent à des sortes de « doudous » et permettent d’appuyer sur « pause » dans une société dématérialisée où tout va à mille stimuli à l’heure. « Nous sommes soumis à une forme d’accélération du temps, dont témoigne en particulier notre usage constant des réseaux sociaux », complète Emmanuelle Fantin, relevant, pêle-mêle, les avalanches de sollicitations digitales, mais aussi les changements de carrière de plus en plus fréquents, rappelant qu’ils étaient « impossibles il y a un siècle », le « multitasking », symptomatique de l’usage du smartphone. « Sans oublier cette fameuse obsolescence programmée qui fait que les objets se multiplient, vont et viennent, disparaissent. Cette intensification se niche dans les moindres recoins, provoquant des pressions multiples et les germes de burn-out qui peuvent toucher l’ensemble des domaines de la vie des individus. »
À l’échelle personnelle, nous serions donc une ribambelle à avoir la nostalgie d’une époque bénie où nous n’étions ni connectés en permanence, ni tenus, week-ends et vacances compris, par une sorte de laisse numérique. Un sentiment rehaussé, au niveau collectif, par un contexte morose. « Depuis une dizaine d’années, l’évolution de la crise environnementale couplée à une instabilité financière et économique inédite, le retour des guerres territoriales à l’ancienne, comme celle que vit l’Ukraine, ont instauré un climat particulièrement stressant », expose l’historien des idées et professeur à Sciences Po François Cusset (promo 91). « À cela s’ajoutent la déréalisation découlant de la place prise par le digital et la peur d’une nouvelle pandémie avec le spectre du Covid-19. La convergence de ces éléments anxiogènes dans une même période la rend plus angoissante, du moins sous nos cieux, qu’aucune autre ne l’a été, sans doute depuis la Seconde Guerre mondiale. »
“« Nous vivons un moment tout à fait singulier, qui remodèle les imaginaires du futur, désormais apocalyptiques, sources d’appréhension. »”
Emmanuelle Fantin abonde : « Au cours du confinement, la rediffusion de films culte a explosé. Nous vivons un moment tout à fait singulier, qui remodèle les imaginaires du futur, désormais apocalyptiques, sources d’appréhension. » Par effet de compensation, la racine de bien des bonheurs (évanouis) résiderait donc dans le passé. La résistance à la crise, au changement, constituerait ainsi le principal vecteur de la nostalgie et catalyserait cette envie de retrouver notre Terre telle qu’on la connaissait... faisant ainsi écho à l’étymologie du mot, apparu à la fin du XVIIe siècle, comme le souligne Emmanuelle Fantin, par ailleurs chercheuse au laboratoire Gripic de Sorbonne-Université, spécialiste des sciences de l’information et de la communication : « Nostos » signifie « retourner chez soi » et « algia » renvoie à la douleur. « Ce terme a initialement été utilisé pour qualifier la souffrance des soldats suisses éloignés de leurs montagnes, expose-t-elle. Il a évolué au tournant du XXe siècle, oscillant du chagrin à ne pas être chez soi à une tristesse liée au regret du passé. De fait, la nostalgie mêle désormais le temps et l’espace. »
Des cycles s’étalant sur plusieurs siècles
Cette émotion fonctionne, à l’instar des modes, comme une sorte de cycle. « En sociologie, on considère qu’il faut à peu près 20 ans pour constituer une génération, la durée environ nécessaire pour créer des productions nostalgiques. » La nostalgie ressentie actuellement n’aurait donc rien de nouveau, loin de là : « S’il est compliqué d’évaluer la nostalgie dans la société des années 80 pour les décennies antérieures, elle se reflète néanmoins dans le succès, par exemple, d’un film comme Retour vers le futur, sorti en 1985, qui propulse ses personnages dans les années 50. » Emmanuelle Fantin invite même à avoir une vision globale de la nostalgie, s’étalant sur plusieurs siècles : « Dans l’histoire de l’humanité, les moments d’accélération sont systématiquement suivis de relents nostalgiques qui viennent les contrebalancer. Après l’invention de l’imprimerie, on observe, au cours de la Renaissance, une sorte de fantasme au sujet de l’époque précédente, avec un retour de l’esthétique, de la culture et de la philosophie de l’Antiquité gréco-romaine. » Autre exemple évocateur : la Restauration du début du XIXe siècle. « Quelques années après la Révolution, la France a voulu revenir à l’Ancien Régime. »
Une visibilité sans précédent
Le « c’était mieux avant » ne date pas d’hier, même si, insistent ces experts, la période actuelle se distingue par son côté anxiogène, mais aussi la visibilité, immense, qu’elle offre aux décennies antérieures. « Les réseaux sociaux permettent une circulation sans précédent des modes et des idées, poussant les curseurs de la nostalgie », relève Emmanuelle Fantin. L’INA en constitue, selon elle, l’un des grands ambassadeurs: « Le web s’est pleinement réapproprié ses archives, avec le contraste puissant et si particulier que représente le geste de regarder une vidéo tournée il y a des dizaines d’années sur son téléphone. »
Une situation conduisant certains représentants de la génération Z à avoir la nostalgie d’un moment qu’ils n’ont pas connu. Un paradoxe qui n’en est pas un, selon la chercheuse: « Cela est même assez logique, car la nostalgie repose sur un processus de sanctification du passé, relevant la plupart du temps plus de la mythification que de la réalité historique. S’arrimer à une décennie que l’on fantasme n’implique pas de l’avoir vécue... » Avec le risque, s’alarme-t-elle, d’être aveuglé par des représentations magnifiées, maigres reflets du réel. Ce que redoute également François Cusset : « Nous avons tous tendance à idéaliser le passé, sur tous types de sujets. Les enseignants, par exemple, regrettent le niveau de leurs anciens élèves. » Attention, toutefois, à ne pas « effacer des pans entiers d’une époque pour n’en garder que quelques jolis artefacts ».
Emmanuelle Fantin partage cette remarque, rappelant que « les années 80 sont notamment celles du sexisme à outrance aux heures de grande écoute ». Une remarque en écho à l’analyse de François Cusset qui a signé La Décennie. Le grand cauchemar des années 80 et dirigé Une histoire (critique) des années 1990. De la fin de tout au début de quelque chose (La Découverte, 2006 et 2014), deux ouvrages aux titres évocateurs. « Après la chute du mur de Berlin, plusieurs conflits majeurs, appelés à durer, se déclenchent: la guerre civile avec l’annulation des élections en Algérie, en 1991, la première guerre du Golfe, le démantèlement de la Yougoslavie puis, peu après, le génocide le génocide des Tutsi au Rwanda... », rappelle-t-il, soulignant par là « le paradoxe à chanter la nostalgie d’une période supposée de réconciliation qui vit naître des guerres et des formes d’instabilité dont, à certains égards, nous faisons les frais aujourd’hui encore ».
Entre culte et idéalisation : gare aux angles morts
« Même si l’amour pour cette période, ses décors, s’explique par le côté délétère de nos années 2020 », cette ère reste donc contrastée, tout en ayant vu se développer des fragments de ce qui constitue notre quotidien : de la naissance d’internet à l’apparition de nouvelles formes culturelles incarnées, entre autres, par les talk- shows... « La fabrique de polémiques pour créer des débats artificiels à la télévision, la mise en avant de quelques success-stories reflétant la montée en puissance de l’individualisme consumériste, tout cela date bel et bien des années 80-90. » Même si les formes ont muté, pas forcément pour le meilleur, selon l’historien: « Les talk- shows ont moins d’influence, car les polémiques sur les réseaux sociaux les ont remplacés. Quant à l’expertise, qui a un temps connu son triomphe, s’y ajoute désormais une repolarisation idéologique très forte aggravée par les mutations du monde médiatique et l’omniprésence du digital, développe-t-il avant de souligner que la seule forme d’espoir que propose cette nostalgie des années 80 et 90 est un espoir par l’enclave ; comme si elle permettait de se mettre à l’abri dans une bulle d’espace-temps fictive. En clair, se promener avec des vêtements des années 80 constituerait une façon d’imposer dans notre présent des éléments d’une autre époque pour sortir du cauchemar et lui substituer une autre vision moins catastrophique d’aujourd’hui...» Et de renchérir : « On n’est pas loin de la science-fiction! »
“« La seule forme d’espoir que propose cette nostalgie des années 80 et 90 est un espoir par l’enclave ; comme si elle permettait de se mettre à l’abri dans une bulle d’espace-temps fictive. »”
S’inspirer pour mieux innover
Science-fiction ou pas, Emmanuelle Fantin, elle, souligne que cette prégnance de la nostalgie n’en demeure pas moins innovante, constituant un vecteur de créations originales, à l’image de Stranger Things. Cette série figurant parmi les programmes phares de Netflix narre une intrigue fantastique sur fond de la décennie 1980, multipliant les références à l’époque. Et là n’est pas le seul exemple: « Cela témoigne de la portée créative de la nostalgie, qui constitue une ressource intéressante, lorsqu’elle s’appuie sur des points de contact de la mémoire culturelle. En d’autres termes, elle permet d’innover de manière ludique, de fournir une source narrative sans prétention à dire l’Histoire. »
Et quand elle n’innove pas, la nostalgie se renouvelle... Sur grand écran, comme l’illustre le retour en 2022 de Tom Cruise dans Top Gun : Maverick, suite du légendaire blockbuster sorti en 1986. Ou, à la télévision, avec la remise au goût du jour de programmes emblématiques, mais modernisés, ayant fait décoller les audiences d’antan... La Roue de la fortune, l’émission culte lancée par TF1 en 1987, réapparue en 2025 sur M6, en est un exemple. « Les industries médiatiques ont beaucoup moins d’efforts à fournir pour recréer un modèle confirmé, dont on connaît les mécanismes. Il faut juste savoir se relancer au bon moment », commente Emmanuelle Fantin. « N’oublions pas que faire revenir les objets chéris et les programmes bénis de nos jeunesses s’inscrit dans une logique de marché, en permettant non seulement de les vendre à ceux qui en sont nostalgiques, mais également à leurs enfants et donc aux générations plus récentes », souligne François Cusset. En d’autres termes, la nostalgie s’entretient et se diffuse. À l’heure de la fragmentation de l’attention, éclatée entre tous types de supports, rendant compliquée l’installation de nouveaux formats, le repli vers des programmes éprouvés apparaît presque comme salvateur. De là à penser que la nostalgie, tant pour le moral que pour se démarquer de ses concurrents, serait le remède à notre ultra-connexion...
Cet article a initialement été publié dans le numéro 33 d’Émile, paru à l’été 2025.