Sur la piste de Louis-René des Forêts

Sur la piste de Louis-René des Forêts

Ce n’est pas le plus célèbre de nos alumni écrivains : Louis-René des Forêts se cache dans les sous-bois de la littérature française. Une découverte s’impose de ce poète qui se méfiait du langage et qui a traversé le XXe siècle entre joie et révolte.

Par Thomas Arrivé

En 1984, Gallimard publiait Vies minuscules, un recueil de nouvelles aujourd’hui culte, révéré aussi bien par François Busnel qu’Emmanuel Macron et Fabrice Luchini, décliné désormais en édition scolaire, écrit par un auteur encore inconnu, Pierre Michon, dont c’était peu dire qu’il n’appartenait à aucune coterie. Il avait près de 40 ans, n’avait rien publié, vivait dans la Creuse très pauvrement sans envisager de carrière autre que littéraire. Montagnes russes que la fortune et l’infortune : c’est un artiste pleinement reconnu que la presse s’est fait fort d’interviewer en 2025 jusque dans son repaire de Châtelus-le-Marcheix (310 âmes dont la sienne) à l’occasion de la parution de J’écris L’Iliade (Gallimard), tête de gondole de toutes les bonnes librairies françaises. Parmi les projets évoqués par Michon au cours de la conversation : un texte hommage à un écrivain un peu oublié, Louis-René des Forêts (1918-2000)…

L’éditeur de Vies minuscules

La lumière qui éclaire désormais Pierre Michon incite à s’intéresser à celui qui, le premier, lui avait donné sa chance. Car on retrouve des Forêts à ce moment-là dans un rôle, non d’auteur, mais d’éditeur : « J’ai écrit cinq histoires au printemps 1981 », confie Pierre Michon à propos de Vies minuscules. « C’est ce premier manuscrit que Louis-René des Forêts avait d’abord présenté au comité de lecture de Gallimard. Mais Michel Tournier avait finalement dit : “Niet ! Ça ne vaut rien.” Donc Gallimard ne l’avait pas pris. Premier deuil. Sur ces entrefaites, des Forêts, qui avait quitté Gallimard, m’écrit du fond de son Berry pour me dire de ne pas me décourager, en insistant pour que je publie ces textes. C’est à ce moment-là que je me suis décidé à ajouter trois autres histoires pour donner plus de consistance au volume. Je renvoie le tout chez Gallimard à Grosjean qui me dit : “Oui ! on publie.” »

Le lecteur qui, en librairie, fait son choix en procédant par recoupements, recommandations d’un écrivain à l’autre, jeux de pistes, finit tôt ou tard par s’avancer vers les écrits du mystérieux Louis-René des Forêts, avec d’autant plus de curiosité que, si Michon a rencontré le succès public en surmontant un patronyme quelque peu franchouillard, celui de Louis-René des Forêts se laisse approcher comme une Brocéliande enchantée.

Des Forêts rejette « le vain souci d’exactitude, les attestations, les mises au point » dans lesquelles il voit des « travestissements de la mauvaise foi ».

C’est pourtant son vrai nom : Louis-René Pineau des Forêts, exactement. Veut-on connaître sa biographie, un volume s’impose : Ostinato, paru en 1997, trois ans avant la disparition du poète, comme s’il avait fallu l’approche de la mort pour que des Forêts se résigne à se raconter. Aussitôt, le texte éclate en un style magnifique. La filiation de Michon est évidente. Voici par exemple la rencontre du personnage principal avec la femme aimée : « Loin du tumulte des passions humaines, n’ayant voulu suivre par orgueil et méfiance que la voie la plus solitaire, il s’étiolait lentement sans autre confident que lui-même, retranché dans le grand froid de son hiver intérieur, quand soudain quelque chose comme une source fait reverdir toutes les merveilles d’un printemps miraculeux. »

Un roman autobiograhique

Mais le deuxième constat que l’on fait en lisant des Forêts est celui de l’obscurité. Refus de réduire le réel à des événements factuels : des Forêts rejette « le vain souci d’exactitude, les attestations, les mises au point » dans lesquelles il voit des « travestissements de la mauvaise foi ». Comme chez Mallarmé, la phrase s’énonce à contrecœur, et le personnage central d’Ostinato « ne trouvera sa vérité propre qu’en faisant crédit au langage, dût-il persister à le tenir pour douteux ».

En lisant Ostinato, on devra avancer sans garantie. Que devine-t-on ? Dans les premières pages : une éducation catholique effroyable. Certaines phrases sont insoutenables. Le jeune homme se construira en opposition à cette expérience affreuse : « Que d’années à se défaire du pli, à se délester des chimères, à rompre le cercle étouffant de la faute et du rachat, loin de ces tenaces impostures. »

Des Forêts rejoindra Gallimard, fera partie du comité de lecture et œuvrera à la création de La Pléiade

Rien de tel à Sciences Po, même si, comme pour plusieurs artistes passés par la rue Saint-Guillaume, la formation est une concession familiale vécue dans le rôle d’un « étudiant taciturne haïssant la compétition et les titres ». En 1935, Louis-René des Forêts sort non diplômé de la section diplomatique.

Peu après, c’est la guerre, la débâcle, la Résistance et la Libération. La modestie domine le récit du narrateur qui passe « chaque jour à attendre qu’une main, sortie de l’ombre, vienne fraternellement le prendre par l’épaule et lui désigner sa tâche, qu’il accomplira sans éclat, effacé, jusqu’au retour suspect de la pureté dont, fort de leurs vantardises, se prévaudront les moins purs ».

Dessin de Thomas Arrivé

Après la guerre, après le deuil d’un ami cher, survient le mariage, la naissance des enfants, les tergiversations pour se défaire d’une carrière, d’un métier qui ne soit pas la littérature et elle seule (des Forêts rejoindra finalement Gallimard, fera partie du comité de lecture, œuvrera aussi à la création de La Pléiade). Suivront l’engagement contre la guerre d’Algérie et l’appel à l’insoumission, avant que tout d’un coup, insurmontable, ne se produise la mort accidentelle d’une enfant.

Interroger la légitimité du langage

La vie et les mots de Louis-René des Forêts balancent sans cesse entre la beauté et l’horreur, refusant de se consoler de l’une avec l’autre. S’il faut choisir, des Forêts est tenté de laisser dominer la noirceur : « Tout sur cette Terre s’est édifié sur des ruines. » Mais lire des Forêts, c’est entendre pourtant la voix d’un amoureux éperdu des joies terrestres, celui qui fête « la mer enfin retrouvée avec sa paresse de grand fauve et le soleil de Pâques qui chante sur ses éclats ». Beauté de la mer, beauté de l’épouse aussi, durant les longues années du mariage avec la protagoniste d’Ostinato : « C’est miracle qu’ayant par deux fois enfanté, nourri de tant d’inquiétude sa tendresse maternelle, elle garde comme au jour de leurs noces cette beauté juvénile sur laquelle le temps a glissé si délicatement qu’on y décèle à peine les traces de son passage, pas plus qu’au-dedans de lui-même ne s’est affaiblie la ferveur amoureuse. » 

Des Forêts n’a pas toujours osé écrire. Certaines épreuves, indicibles, l’ont réduit au silence. Et une partie de son œuvre interroge la légitimité du langage. Ces pages ardues, où la conscience se cherche un chemin, sont réservées à des lecteurs chevronnés. Mais lorsqu’il s’élance et s’affirme dans un style luxuriant, le poète mérite aujourd’hui l’attention sensible du public le plus large.



À la page : les éditions Points rééditent des classiques

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