La nostalgie comme argument politique : moteur salutaire ou motif passéiste ?
Bien souvent instrumentalisée (en particulier par les politiques, de droite comme de gauche), la nostalgie joue un rôle clé dans la construction de notre identité.
Par Pascal Perrineau (promo 74)
« La nostalgie n’est plus ce qu’elle était ». C’est ainsi que Simone Signoret titrait son autobiographie, parue en 1976. En cela, elle voulait signifier l’irréversibilité du passage du temps et le désir impossible à assouvir de revivre un passé plus ou moins mythifié. Ce qui peut envahir l’individu nostalgique de son enfance, de sa jeunesse et des « premières fois » qui ont accompagné ces âges de la vie est aussi le propre des sociétés. Que ce soit dans la mode, la musique ou la politique, ce sentiment complexe et familier est à l’œuvre. La nostalgie est une émotion qui assoit l’identité, donne un sentiment d’appartenance et peut même contribuer à recentrer le sujet. Loin d’être seulement une pathologie comme son étymologie (du grec ancien nostos – le retour – et algos – la douleur) incite à la décoder, la nostalgie peut jouer un rôle positif dans un monde en perte des repères (1). Ainsi, la politique de la nostalgie est partout et les politiques en usent et, parfois, en abusent.
Références politiques à un passé glorieux
La nostalgie est, dans le champ politique, une force puissante et omniprésente. Elle joue un rôle décisif pour construire de grands narratifs, mobiliser les militants, émouvoir et influencer l’électeur. Cette nostalgie politique vante les charmes d’un passé meilleur que les temps présents ou porteur de vertus d’équilibre et d’harmonie désormais disparues. La nostalgie est au temps ce que le mal du pays est à l’espace. D’ailleurs, la nostalgie de la terre de naissance est à la fois spatiale et temporelle. Lorsqu’il parlait de la nation, Ernest Renan disait que plus qu’une origine spatiale commune, celle-ci était constituée par « le fait d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir ». La dimension temporelle est décisive. Une communauté politique est faite de ces valeurs forgées dans le temps long de la tradition afin que, sûre de ses bases, elle puisse se projeter dans l’avenir (2).
“Les socialistes aiment à situer leur combat politique dans un long parcours qui va de Jean Jaurès à François Mitterrand en passant par Léon Blum.”
De la gauche à la droite, cette nostalgie politique est à l’œuvre. Les communistes mobilisent régulièrement le souvenir de la Commune de Paris, de la révolution bolchévique de 1917, du congrès de Tours de 1920, du Front populaire de 1936, de la Résistance et des premières participations au gouvernement de la France à la Libération, puis en 1981. Les socialistes aiment à situer leur combat politique dans un long parcours qui va de Jean Jaurès à François Mitterrand en passant par Léon Blum. Les gaullistes ancrent leur credo politique dans les moments décisifs de la France libre, la Libération et la naissance de la Ve République… Ces références à un passé glorieux maintiennent une tradition, organisent la critique du présent et vantent les charmes de ce passé.
Du trumpisme au Brexit
Cette nostalgie induit un certain confort émotionnel et fournit une réassurance, en particulier dans les temps troublés et chaotiques. Elle forge un sens de l’identité durable et de l’appartenance à une communauté. Communauté d’émotions, d’images et de symboles. Enfin, elle crée un « nous » contre ceux (« eux ») qui ne participent pas de cette tradition politique ou la mettent même à mal. Aujourd’hui, toutes les forces politiques populistes n’hésitent pas à mettre en œuvre des politiques systématiques de nostalgie des temps anciens qui auraient toutes les vertus que les temps modernes n’ont pas. Le thème qui a été au cœur de la campagne de Donald Trump (« Make America Great Again ») joue à fond sur la nostalgie d’une époque où les États-Unis étaient plus forts et plus unis. Le Brexit s’est nourri, en Grande-Bretagne, de la nostalgie d’une souveraineté britannique pleine et entière et d’une identité insulaire antérieure à l’Union européenne. Enfin, en France, le Rassemblement national met en avant les charmes d’une France d’avant l’ouverture à l’Europe et au monde où le pays disposait d’une souveraineté nationale incontestée.
“L’épopée communiste a soigneusement effacé la complaisance face au stalinisme”
Si la nostalgie politique peut aider à enraciner les courants politiques dans le temps long et à les unir, elle peut aussi contribuer à enjoliver le passé et à masquer les ombres de celui-ci. La légende gaulliste d’une France résistante a pu ainsi gommer la France de la collaboration. Le récit mitterrandien a obéré les ambiguïtés de son leader avant qu’il embrasse tardivement, en 1971, la foi socialiste. L’épopée communiste a soigneusement effacé la complaisance face au stalinisme, la trahison du soutien au pacte germano-soviétique (août 1939) ou encore le refus de soutenir le Printemps de Prague (janvier-août 1968). Toute nostalgie a sa part de révisionnisme et d’oubli sélectif. Mais elle peut aussi créer un véritable tropisme passéiste qui évite de parler du présent et de l’avenir.
L’exemple de Mai 68
Le vrai nostalgique n’envisage demain qu’à la lumière d’hier. Bien sûr, le conservatisme comme « reproduction de l’éternel hier » se nourrit de nostalgie. Comme l’écrit le plus brillant penseur du conservatisme, Roger Scruton : « La vocation du conservatisme n’est rien d’autre que la défense du foyer. Une “oikophilie”. L’idée selon laquelle le monde ne nous appartient pas, qu’il appartient à nos parents, à nos besoins. Il s’agit de revenir au fondement de notre civilisation : le texte fondateur de notre civilisation n’est pas la Bible, c’est L’Odyssée. C’est l’histoire d’un homme, Ulysse, qui essaie de revenir à la compagne de sa vie, Pénélope, et qui voyage pour retrouver son foyer. » (3) Ainsi, l’histoire n’a pas de direction, mais est une succession d’erreurs corrigées et le conservatisme est la science qui apprend de ses erreurs.
La nostalgie fait revivre des communautés réelles, celles d’hommes enracinés « en acquérant une première personne du pluriel – un lieu, une communauté et un mode de vie qui est nôtre » (4). Ces communautés réelles n’ont rien à voir avec les communautés idéales sans lieu et sans temps issues essentiellement, pour le penseur conservateur britannique, des Lumières.
“La politique doit rester à sa modeste place et ne pas s’ériger en pourvoyeuse d’avenirs radieux.”
À cet égard, les nostalgies de la droite sont davantage enracinées dans l’ordre et la tradition alors que celles de la gauche sont essentiellement articulées aux disruptions et aux désordres porteurs d’une communauté utopique à venir. L’exemple de Mai 1968 est très parlant. Pour la gauche, le mois de la révolte étudiante est souvent évoqué avec nostalgie comme un moment de liberté, de remise en question des normes et d’émancipation totale. Le fameux slogan de Mai 68 : « Soyez réalistes, demandez l’impossible », apparu sur les murs du campus de Censier, est symptomatique du rejet du réel et de la fuite dans un lieu utopique émancipé du temps et de l’espace. En revanche, pour d’autres, notamment à droite, cet événement incarne la haine du temps passé, la décadence morale et le déclin de l’autorité.
Au fond, la nostalgie de la gauche est faite du refus du passé, de ses bonheurs et de ses souffrances pour tenter d’inventer un monde nouveau. Mais comment avoir la nostalgie d’un monde nouveau, par définition insaisissable, pure construction intellectuelle tentant de se poser en s’opposant au passé, à la tradition, à l’ordre ? La nostalgie de la gauche est une aporie. Bien éloignée de la nostalgie de la droite qui, loin de se replier sur un âge d’or révolu, refuse de sacrifier la vie ordinaire aux mirages du progrès. Comme le revendique Roger Scruton, le progrès est bon pour les sciences, la tradition pour les arts et la continuité pour la morale. Dans cette perspective, la politique doit rester à sa modeste place et ne pas s’ériger en pourvoyeuse d’avenirs radieux. L’avenir est une excuse pour quantité de crimes, comme le fascisme, le nazisme et le communisme l’ont démontré. « Le passé est ce qui est achevé, il ne demande aucun sacrifice. Le passé est beaucoup plus inoffensif que l’avenir. » (5)
“Les nostalgies peuvent aussi être régressives en inventant un passé largement reconstruit, comme un village Potemkine, pour les besoins de la propagande politique.”
En France, la nostalgie de nombre de responsables politiques, à droite et même à gauche, qui invoquent la figure de Charles de Gaulle comme symbole de grandeur nationale, d’indépendance et de fermeté, est une nostalgie conservatrice qui tente de tirer d’un passé glorieux quelques lignes de conduite pour le présent. En revanche, dans le discours de figures comme Marine Le Pen ou Éric Zemmour, on retrouve la nostalgie d’une France traditionnelle, rurale, chrétienne, vue comme menacée par l’immigration, la globalisation ou la modernité. C’est une vision idéalisée d’un pays figé dans un passé mythifié. Les nostalgies peuvent être stabilisatrices, cherchant à prolonger les vertus collectives des périodes d’équilibre que le pays a traversées. Mais elles peuvent aussi être régressives en inventant un passé largement reconstruit, comme un village Potemkine, pour les besoins de la propagande politique.
Force de motivation et facteur de résilience
La nostalgie est la volonté de conserver tout ou partie du monde tel qu’il a été non par souci de conserver pour conserver mais parce que nous avons des biens réels et symboliques auxquels nous sommes attachés, que nous avons des choses et des valeurs que nous refusons de perdre, que nous ne donnons pas de crédit à ce qui n’est pas encore ou n’est que le fruit d’une imagination débridée (6). Hannah Arendt disait que l’éducation devait être conservatrice car c’est elle qui assure la continuité du monde (7). La nostalgie joue ainsi un rôle clé dans la construction de notre identité. En réfléchissant à notre passé, à celui des nôtres, à celui de notre communauté d’appartenance, nous pouvons mieux comprendre qui nous sommes et comment nous avons évolué.
Les souvenirs nostalgiques peuvent également nous inspirer à poursuivre nos passions ou à réaliser des projets que nous avions mis de côté, en nous rappelant ce qui nous a déjà apporté de la joie. Cette force de motivation et d’inspiration peut aussi être un facteur de résilience lorsque la remémoration des moments difficiles surmontés dans le passé renforce notre résistance en nous rappelant notre capacité à surmonter les obstacles. Il est frappant de voir comment nombre de chefs d’État mobilisent ce ressort lorsqu’une crise touche de plein fouet leur population. Avoir affronté et dépassé dans le passé une crise de même ampleur montre la capacité du peuple à se dépasser à nouveau, ici et maintenant. Lors de la « semaine des barricades », qui a commencé à Alger le 24 janvier 1960 et a ébranlé la jeune Ve République, le général de Gaulle s’exprime ainsi, le 29 janvier, dans une allocution radiotélévisée : « Je m’adresse à la France. Eh bien, mon cher et vieux pays, nous voici donc ensemble encore une fois, face à une nouvelle épreuve. » La nostalgie des sursauts de 1940, 1944 ou encore 1958, devient une force pour affronter de nouveaux défis. Hier est un modèle pour demain et permet de mieux affronter le présent et d’envisager l’avenir avec optimisme.
“Trop de mémoire étouffe et enferme, trop d’oubli détache du monde réel.”
La nostalgie est donc une force si elle s’articule au présent et éclaire l’avenir. En revanche, elle peut être un poids mort si elle s’enferme dans un passé qu’elle n’utilise plus comme ressource mais qu’elle veut reproduire à l’identique. La nostalgie sombre alors dans une idéalisation du passé et devient un instrument de déconnexion avec la réalité présente. La nostalgie vire à la mélancolie et au refus de la perte. Or, perpétuer la tradition n’est pas la maintenir à l’identique en s’enfermant dans la plainte d’un monde perdu qui ne reviendra jamais (8). Si tel est le cas, la procrastination guette. Trop de mémoire étouffe et enferme, trop d’oubli détache du monde réel. Il s’agit, pour reprendre les mots de Paul Ricœur, d’éviter « l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs ». La nostalgie est une tension permanente entre ce que l’on veut garder et ce que l’on doit laisser partir. C’est une reconnaissance du chemin parcouru.
(1) Nostalgie : histoire d’une émotion mortelle, Thomas Dodman, Seuil, 2022
(2) « Qu’est-ce qu’une nation ? », Ernest Renan, conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne
(3) « Le conservatisme est la philosophie de l’attachement », Roger Scruton, Limite n°5, janvier 2017
(4) De l’urgence d’être conservateur, Roger Scruton, L’Artilleur, 2016
(5) Le Figaro, entretien avec Roger Scruton, 11 juin 2017
(6) Demeure. Pour échapper à l’ère du mouvement perpétuel, François-Xavier Bellamy, Grasset, 2018
(7) La Crise de la culture, Hannah Arendt, Gallimard, 1972 (1ère édition : 1954)
(8) La Fin de la plainte, François Roustang, Éditions Odile Jacob, 2000