Tristan Aureau : "On observe une brutalisation des relations internationales"
À la croisée de la diplomatie et de la prospective, le CAPS reste l’un des acteurs les plus discrets mais stratégiques du Quai d’Orsay. Son directeur revient sur le rôle singulier de cette cellule d’analyse, au cœur des grands défis géopolitiques contemporains : souveraineté européenne, résilience démocratique, brutalisation du monde.
Propos recueillis par Thomas Arrivé et Alessandra Martinez
50 ans après sa création, le CAPS est parfois vu comme une cellule un peu mystérieuse du Quai d’Orsay, peu connue du grand public. Comment décririez-vous son rôle dans la fabrique de la diplomatie française ?
C’est un service chargé d’anticiper les évolutions du système international, qui occupe au Quai d’Orsay une place singulière. D’une part, il est rattaché directement au ministre et dispose à cet égard d’une certaine autonomie. D’autre part, sa composition est unique : il rassemble des diplomates de carrière, des chercheurs, des think tankers et des fonctionnaires venant d’autres endroits de l’administration. Cela permet de travailler avec des sources hors des circuits diplomatiques classiques. Ensuite, nous travaillons dans une temporalité différente de celle des autres services, à moyen ou long terme. Et enfin, on a la chance d’avoir au CAPS une équipe d’une quinzaine de chargés de mission dont les spécialités géographiques ou thématiques sont très variées. Cela nous permet, dans les recommandations que nous adressons, dans les analyses que nous produisons de croiser des perspectives diverses. C’est une richesse qui nous permet de sortir d’une logique en silo.
Votre parcours est marqué par un va-et-vient entre la diplomatie opérationnelle et l’analyse stratégique. Qu’est-ce qui vous a conduit à diriger le CAPS ?
J’y avais déjà travaillé comme consultant il y a plus de dix ans, alors que j’étais au Conseil d’État. J’étais venu y apporter mon expertise juridique sur des questions qui portaient sur le numérique. J’avais aimé cette structure qui permet d’interagir avec des profils divers. J’y suis de retour comme directeur depuis la fin de l’année dernière, après avoir été le directeur de cabinet de Jean-Noël Barrot, lorsqu’il était ministre délégué en charge de l’Europe. Je suis heureux de pouvoir y revenir et mettre mon expérience de la diplomatie opérationnelle au service de la stratégie, sur le plus long terme.
Quelle est votre lecture actuelle des grands basculements géopolitiques : où en sommes-nous dans le “monde d’après” ?
Tout d’abord, on observe une brutalisation des relations internationales : un recours accru à la force, un affaiblissement des institutions multilatérales et une remise en cause du droit international. Cette situation est particulièrement marquée par la menace russe, qui représente – au-delà de la guerre en Ukraine – un défi stratégique central pour la sécurité européenne et française.
“« Cette géoéconomie exacerbée nous conduit à travailler intensément sur la souveraineté numérique, la maîtrise des technologies stratégiques et la gestion des rivalités économiques. »”
Ensuite, nous vivons la fin de la mondialisation telle que nous l’avons connue. Le multilatéralisme économique et l’ouverture du commerce mondial ont cédé la place à des logiques plus unilatérales, coercitives, voire d’extorsion, notamment dans la compétition pour l’accès aux ressources rares et aux technologies clés. Cette géoéconomie exacerbée nous conduit à travailler intensément sur la souveraineté numérique, la maîtrise des technologies stratégiques et la gestion des rivalités économiques.
Enfin, nos démocraties libérales font face à des menaces croissantes : ingérences, interférences et pressions de divers acteurs, publics et privés. Ces agressions pèsent sur nos systèmes politiques et exigent de renforcer notre résilience démocratique pour protéger nos valeurs et principes.
Un fil rouge traverse tous ces enjeux : comment construire, à la fois au niveau français et européen, des stratégies cohérentes pour renforcer notre souveraineté dans tous les domaines – technologique, industriel, militaire, démocratique ? C’est à cette condition que nous pourrons faire face aux défis devant nous, à commencer par celui de la transition écologique et de la lutte contre le changement climatique.
Le 5 mars dernier, Emmanuel Macron a déclaré « L’Europe de la défense devient une réalité ». De manière concrète, comment cela se traduit-il ?
Tout n’a pas commencé cette année. Le 25 février 2022, au lendemain de l’agression russe, l’Union Européenne s’est entendue pour financer la fourniture d’équipements létaux à l’Ukraine. C’était inédit, une vraie rupture avec ce qui avait été fait précédemment. Auparavant, l’investissement en faveur de projets d’armement commun s’était déjà accentué à travers le Fonds européen de défense (FED). Mais aujourd’hui, nous sommes dans un basculement d’échelle.
“« La coordination franco-britannique en matière de dissuasion nucléaire, récemment réaffirmée, est un pilier essentiel face aux menaces extrêmes pesant sur l’Europe. »”
Cela se traduit par un surcroît de dépenses de défense, annoncé dernièrement au sommet de l’OTAN, qui doit nous permettre de faire face à la menace russe, alors que les Américains attendent des Européens qu’ils prennent plus de responsabilité dans leur défense. La France renforce sa base industrielle et ses capacités (avec le doublement de son budget de défense), tout comme l’Allemagne (avec des investissements de 500 milliards investis dans les infrastructures et la défense), l’Italie, la Suède et l’ensemble de nos partenaires. Cette évolution donne lieu au développement de nombreux projets industriels communs, notamment entre la France et l’Allemagne.
Au-delà du renforcement de notre industrie et de nos capacités, la France contribue directement à la protection du flanc Est, en Roumanie ou dans les pays Baltes. La France joue aussi un rôle central dans la coalition des volontaires en soutien à l’Ukraine.
Enfin, la coordination franco-britannique en matière de dissuasion nucléaire, récemment réaffirmée, est un pilier essentiel face aux menaces extrêmes pesant sur l’Europe.
La conscience européenne est-elle une affaire de diplomates ou bien avez-vous la capacité d’embarquer les opinions publiques nationales ?
Ce que je viens de vous décrire sur l’Europe n’est pas une histoire de construction figée. Je suis convaincu que dans ce dont nous venons de parler, rien n’est acquis ou irréversible. Rien. Une force contraire – qu’il s’agisse de partis politiques, de mouvements d’opinion, de défiance à l’égard des élites ou des institutions – peut l’emporter.
Mais au cours des dernières années, j’ai vu l’Europe changer et se renforcer. J’ai fait partie de l’équipe qui négociait le Brexit, le contexte était celui du premier mandat de Donald Trump, la crainte était réelle que l’UE explose : c’est l’inverse qui s’est produit. Par la suite, pendant la crise du Covid, j’étais sherpa adjoint du président du Conseil européen et là encore tout pouvait exploser : de nouveau, ce fut l’inverse, avec le plan de relance et l’achat groupé de vaccins. Et depuis février 2022 et l’agression de l’Ukraine, les Européens font front commun. Je n’oublierai jamais ce moment où, le 24 février 2022, Zelensky s’est adressé par visioconférence aux chefs d’Etat et de gouvernement européens dans la salle du Conseil européen et leur a dit : « L’invasion a commencé. C’est peut-être la dernière fois que je vous vois aujourd’hui. » Le lendemain, l’Union européenne adoptait des sanctions sans précédent contre la Russie et se décidait à livrer des armes à l’Ukraine.
Face à ces chocs majeurs, les Européens se rendent compte qu’ils ont un intérêt commun à agir ensemble. Le projet européen est né dans des temps de relative stabilité, le monde est devenu plus brutal, et l’Europe a beaucoup changé.
Aviez-vous déjà ce sentiment européen pendant vos années à Sciences Po ?
J’étais passionné par les affaires internationales et voulais devenir grand reporter. L’idée d’être acteur de la diplomatie est venue progressivement, à Sciences Po en effet. Nous étions en plein débat sur la Constitution européenne. J’étais convaincu que l’échelle européenne était celle qui nous permettrait de faire face aux grands défis. Cette conviction n’a fait que croître au fil de mes expériences ultérieures.